Vendredi dernier, le président élu des Etats-Unis Donald Trump a répondu à un coup de téléphone de Tsai Ing-wen, la présidente de la République de Chine (c’est-à-dire Taïwan). Pendant 10 minutes, on échange des banalités sur l’amitié des peuples et le climat des affaires : « bravo pour votre campagne électorale !», « j’ai hâte de travailler avec vous !», « coopérons ! ». Et, ô sacrilège ! on le fait savoir au monde entier. La réaction ne se fait pas attendre : colère à Pékin, émoi dans les chancelleries occidentales. On s’effare à Washington et à Paris : Trump, ce plouc, ne connaît rien à la diplomatie. Il ne se plie pas, ce cancre, au protocole que nous impose unilatéralement les Chinois. Bref, il refuse, ce cuistre, de nier la réalité.
Par un simple coup de fil, Trump rompt en effet l’unanimité des diplomates bien élevés du monde entier. Cet improbable héritier de l’esprit contestataire des campus américains des années 60, s’affranchit ainsi des codes, et brise les tabous imposés par la realpolitik de Henry Kissinger comme par la mauvaise conscience post-coloniale. Drôle de limonade. Pour ne pas « heurter les sentiments du peuple chinois »[1], l’administration Obama (et à sa suite à peu près le monde entier : seuls vingt-deux pays dont le valeureux Vatican, reconnaissent encore Taïwan) refuse d’admettre la simple réalité de l’existence de la République de Chine[2].
Trump enterre Kissinger…
C’est une étrange convergence en effet, celle qui unit le cynisme géopolitique le plus assumé et la mauvaise conscience occidentale. Soucieux des affaires que l’on espère faire en Chine, comme du respect des anciens colonisés, il est interdit, jusqu’à ce que réunification s’ensuive, de traiter dignement la République de Chine, exclue de toutes les organisations internationales (OMC et APEC exceptés). Au nom de la dignité de ceux qui étaient faibles et soumis hier, on se range sagement de leur côté aujourd’hui. Le problème, c’est qu’ils sont devenus forts. Car si réunification des deux Chines il y a un jour, ce ne sera que par la force.
Le pape de la géopolitique que fut, paraît-il, Kissinger, s’est en effet, à ce sujet au moins, lourdement trompé. Lorsqu’au début des années 1970, il poussait Nixon à se rapprocher de la Chine pour abattre l’URSS, Kissinger pariait sur l’émergence d’une Chine pacifique, amie des Américains, et pôle stabilisateur de la géopolitique du XXIe siècle. Dans le premier communiqué de Shanghai de février 1972, les Américains affirmaient qu’ils ne pouvaient qu’accepter le principe de la Chine unique, car les Chinois, « des deux côtés du détroit », affirmaient qu’il n’existait qu’une seule Chine.
Il faut bien constater aujourd’hui que cette analyse a pris un sérieux coup de vieux. A l’heure de l’identité choisie, les habitants de la République de Chine en ont décidé autrement : dorénavant, ils ne seront plus Chinois, mais Taïwanais. Loin de l’étouffante collectivité chinoise, Taiwan s’invente une identité sur-mesure, faite de démocratie, de nouvelles technologies, de libre-échange et de mariage pour tous[3]. Un esprit chagrin pourrait même se demander ce qu’il y a de spécifiquement taïwanais dans ce cocktail au goût furieusement californien.
… et déshabille Xi Jinping
Les Taïwanais ont donc décidé d’être Taïwanais, mais il faudrait faire comme s’ils étaient encore Chinois, car la susceptibilité chinoise veille. Plus les Chinois sont puissants, moins ils supportent la contradiction. Plus ils émergent, plus il semble facile de les « humilier ». C’est leur talon d’Achille et c’est ce qu’a compris Donald Trump qui, faux naïf, nous montre ce que nous aurions tous dû voir : sur la question taïwanaise, l’empereur du Milieu est nu. Il ne s’agit certes pas pour Donald Trump de remettre en cause de façon radicale la politique de la Chine unique, en place depuis quarante ans. Mais de montrer aux Chinois que ce qui pour Pékin est un dogme sacré[4]n’est qu’un choix politique pour Washington, qui peut être remis en cause si les intérêts américains l’exigent. Ainsi Trump arrivera les mains pleines lors des négociations à venir avec Pékin, notamment sur les questions commerciales.
Lors d’une rencontre avec une délégation du Kuomintang début novembre, Xi Jinping a déclaré qu’une déclaration d’indépendance de Taïwan (rappelons que Taïwan est aujourd’hui de facto indépendant), si elle n’était pas contrée vigoureusement par le parti, signifierait la fin du régime communiste à Pékin, du fait du nationalisme exacerbé du peuple chinois. De fait, en Chine, la majorité de la population, bercée par une propagande de tous les instants, est sans doute persuadée que Taïwan appartient « vraiment » à la Chine, sans faire la distinction entre la norme imposée par le pouvoir et la réalité gênante que cette norme occulte. C’est cette distinction que ce lourdaud de Trump a révélé aux yeux du monde, en prenant le risque calculé d’une réaction dangereuse de Pékin. Comme l’écrit Sun Tzu, « la possibilité de vaincre l’ennemi est fournie par l’ennemi lui-même. »
[1] On trouvera sur le site Danwei une cartographie amusante des nombreux pays qui ont régulièrement « heurté les sentiments du peuple chinois ».
[2] Il faut admettre cependant que ces dernières années, l’administration Obama avait précautionneusement commencé à offrir plus de visibilité à Taiwan (pays que les Américains se sont en outre engagés à défendre dans le cadre du Taiwan Relations Act »), dans un contexte où le révisionnisme géopolitique chinois est de plus en plus prégnant, notamment dans la région. Le coup de fil de Tsai à Trump, contrairement à ce que voudrait nous faire croire la diplomatie américaine n’a donc pas retenti aux oreilles chinoises comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.
[3] Mais l’identité étant de nos jours choisie, elle est par définition instable, et on ne peut exclure qu’un mouvement « populiste » prochinois ne balaye un jour la scène politique taïwanaise et ses dirigeants actuels, sympathiquement pro-occidentaux.
[4] Selon la Constitution chinoise, Taiwan fait partie du « territoire sacré » de la patrie, et lutter pour l’unification complète de la patrie est la grande cause à laquelle il est du « devoir sacré » de tous les citoyens chinois, y compris les citoyens taïwanais, de participer. Il s’agit des deux seules occurrences du mot « sacré », qui concernent toutes deux Taïwan, dans la constitution d’un état formellement athée.
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