Un chœur de prédictions apocalyptiques, dont leurs auteurs semblaient parfois souhaiter qu’elles se réalisent, a accompagné l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Jamais, depuis l’élection fin 1980 de Ronald Reagan, on n’avait vu le camp défait pousser de tels hurlements. Et même s’il a été réélu facilement quatre ans plus tard, Reagan a mis longtemps à convaincre ses détracteurs qu’il n’était pas « trop bête pour être président ». Quant à Donald Trump, son problème est plus sérieux encore. Il doit son élection à un slogan explicitement nostalgique : « Make America Great Again » (« Rendre à l’Amérique sa grandeur d’antan »). Or aucun homme politique ne peut remonter le temps. Son échec semble donc inévitable, mais quelles conséquences aura-t-il ?
Ce n’est pas la bonne question. Trump dispose d’une base populaire plus solide qu’il n’y paraît. Comme dans le cas du Brexit, la machine médiatique, publicitaire et gouvernementale s’est mobilisée pour convaincre que voter Trump n’avait tout simplement aucun sens. Mais puisque Trump vient de démontrer sa capacité à conquérir le pouvoir, beaucoup de ses « soutiens silencieux » vont maintenant sortir du bois, renforçant ainsi ses perspectives de succès politique. Or ses faiblesses – un programme impossible à réaliser, un manque d’expérience et un tempérament incompatible avec un mandat présidentiel – pourraient se révéler moins embarrassantes que ce qu’on croyait.
Son programme. Trump veut faire revenir les emplois industriels aux États-Unis. La presse ricane. « La réalité est plus compliquée », déclare le Los Angeles Times. Sans blague ! Sauf que les travailleurs (ceux dont le salaire avoisine le revenu médian) n’attendent ni ne souhaitent un retour à l’économie des années 1950 ! En revanche, ils attendent des actes concrets leur garantissant que, lorsque Trump devra prendre des décisions importantes, il œuvrera dans le sens de leurs intérêts. Trump travaillera pour eux et pour leurs intérêts.
La divulgation par WikiLeaks des discours d’Hillary Clinton – notamment celui où la candidate démocrate a affirmé devant un parterre de banquiers d’investissements qu’elle avait deux positions concernant le libre-échange : une pour les électeurs, l’autre qu’elle appliquerait une fois aux affaires – laissaient présager que sa politique en la matière aurait fortement ressemblé à celle de son mari. Autrement dit, Hillary aurait fait voter les deux accords de libre-échange très impopulaires, le Ttip et le TPP (Trans-Pacific Partnership), exactement comme Bill avait fait passer l’accord du Nafta en 1993 : dans un premier temps, elle aurait juré ses grands dieux que l’accord avait été profondément remanié pour protéger les intérêts des travailleurs américains, puis elle aurait mobilisé les syndicats de la fonction publique pour qu’ils cautionnent ce mensonge.
Trump, au contraire, a annoncé dans une vidéo rendue publique fin novembre que, après l’envoi d’un préavis aux partenaires, il se retirerait du TPP. Cette prise de position est de nature à rassurer ses électeurs sur ses intentions au moins pendant quelques mois.
Son expérience. Aux États-Unis, il existe ce que les Romains appelaient le « cursus honorum » : une série de mandats publics dont l’exercice vous prépare à la présidence. Or Trump sera le premier président des États-Unis à emménager dans le bureau ovale sans avoir la moindre expérience politique ou militaire. Cette situation le place dans la situation inconfortable de l’outsider pur qui est, pour cette raison même, obligé de faire appel à des « insiders ». Et pourtant, grâce à sa carrière dans l’immobilier, il est aussi qualifié pour exercer le mandat présidentiel qu’on peut l’être au xxie siècle. Ses activités l’ont habitué à détecter des tendances, à naviguer parmi les administrations et à influencer les bureaucraties, sans parler de la nécessité pour un grand dirigeant d’entreprise de « penser grand ».
Quand le New York Times a révélé que, selon ses déclarations d’impôts, les entreprises de Trump avaient perdu presque un milliard de dollars en 1995, cela ne lui a pas été préjudiciable. Pour quelqu’un aspirant à diriger un exécutif qui fonctionne depuis des années avec des déficits astronomiques, cela a même paru être un atout. Autre corde à son arc : Trump est un pro du divertissement, ce qui est un plus énorme pour une campagne présidentielle. Contrairement aux meetings de son adversaire, les siens ont attiré une foule de gens qui s’y amusaient aussi joyeusement que bruyamment. C’est pourquoi le nombre des électeurs républicains aux primaires a augmenté de 60 % par rapport à 2012. Aucun autre des politicards qui se sont disputé l’investiture républicaine n’avait la moindre chance de battre Clinton.
Son tempérament. Dans un article du New York Magazine, le journaliste anglo-américain Andrew Sullivan a soutenu que l’élection de Trump annonçait la fin de la République américaine, décrivant le président élu comme un homme « incapable de maîtriser ses pulsions, ses haines et ses rancunes ». Ces défauts vont peut-être se manifester à l’avenir mais pour le moment on ne peut que constater des signes indiquant le contraire. Il suffit de voir comment Trump traite les républicains qui ont non seulement soutenu ses adversaires mais ont activement œuvré à saboter sa candidature en critiquant sa personnalité. En novembre dernier, Nikki Haley, la gouverneur d’origine indienne de la Caroline du Sud, a exhorté les électeurs républicains de son État à ne pas voter pour les candidats tenant des « discours enragés » sur l’immigration. Une fois vainqueur, Trump l’a nommée ambassadrice des États-Unis à l’ONU. Quant à Mitt Romney,[access capability= »lire_inedits »] le candidat malheureux à la présidentielle de 2012 qui avait sillonné le pays au printemps dernier en taxant Trump de « charlatan » et de « faux jeton », le président élu envisage de le nommer secrétaire d’État. Paul Ryan, président de la Chambre des représentants et chef de file des républicains sous l’ère Obama, a annoncé début octobre, lors de la publication du fameux enregistrement sexiste, qu’il n’allait pas soutenir Trump. Ce dernier aurait pu se venger en empêchant sa réélection. Il a choisi de ne pas le faire. Toutes ces décisions, politiquement opportunes pour Trump, démontrent que le prochain président arrive très bien à maîtriser ses pulsions.
La popularité de Trump repose sur une base très solide: ce n’est pas une affaire de politique ou de caractère mais de sociologie
La popularité de Trump repose sur une base plus solide que celle de la plupart des hommes politiques car son élection n’est pas une affaire de politique ou de caractère mais de sociologie. Quand les caciques du parti républicain qu’il voulait rejoindre étaient en train de séduire les immigrés, Trump a eu une bien meilleure idée. Il a repéré le gouffre entre les donateurs du parti, généralement de grands gagnants de la mondialisation, et les électeurs de base dont beaucoup s’en sentent les victimes. Avec audace, le candidat Trump a pris le parti des électeurs. Il a attaqué le libre-échange, l’immigration de masse et l’interventionnisme militaire à tout-va. Jusque-là, très peu d’Américains ont pris au sérieux ce genre d’option politique – qui se popularise en Europe depuis une décennie –, tout simplement parce qu’ils croyaient que la puissance militaire et la planche à billets protégeaient leur pays contre les tempêtes de la mondialisation. Trump s’est adressé à la classe ouvrière blanche dont il a obtenu 70 % des suffrages. Quant à savoir si cette conversion du parti républicain au communautarisme politique a été cynique ou pas, on en débattra plus tard. Le fait est que la stratégie consistant à faire appel au vote des Blancs n’a pas eu d’incidence majeure sur le soutien dont bénéficiaient les républicains parmi les minorités et les femmes. Chez les Noirs et les Hispaniques, Trump a mieux réussi que Mitt Romney en 2012. Ceux qui pensaient que les Noirs allaient être offusqués par les litanies de Trump sur le crime et l’insécurité se sont trompés. À l’évidence, un certain nombre de Noirs lui ont été reconnaissants de parler de leurs problèmes comme peu l’avaient fait auparavant. Finalement, leur hostilité vis-à-vis de la mondialisation et leur défiance à l’égard du système politique ne différent guère du (res)sentiment des Blancs…
Trump, avec ses défauts et ses qualités, ressemble plus à ses électeurs qu’on ne l’imaginait. Alors que les médias, durant la campagne, en ont fait l’archétype du milliardaire membre de l’élite, pour les New-Yorkais parmi lesquels il a fait fortune, Trump a toujours été un rustre, un parvenu à mauvais goût, le bâtisseur d’immeubles en aluminium ou en plastique dans une ville aux édifices de marbre et de granit. Personne ne voulait l’écouter et beaucoup se sont moqués de lui. Il s’avère que de nombreux Américains ont la conviction, eux aussi, d’être des « outsiders » méprisés par le beau monde. Il semble que ce soit aujourd’hui un atout.
Pourtant, cette infériorité sociale a failli lui jouer des tours. Si Trump a excellé dans les débats de la primaire, face à Hillary Clinton, pendant le premier débat présidentiel, il a montré son manque de maîtrise des codes. Il est difficile d’expliquer son degré d’impréparation et la série ininterrompue d’erreurs d’appréciation qui caractérisent sa prestation pendant ce premier duel. Trump n’a pas su comment contre-attaquer. Il a traité son adversaire avec déférence, donnant l’impression d’être en présence d’un être socialement supérieur. Même face aux attaques d’Hillary, il a répété au moins une demi-douzaine de fois qu’il était d’accord avec elle. Hillary s’est bien gardée de faire la même chose. Elle l’a dompté. Quand elle a sifflé, Trump a sauté. Pour celui qui venait de passer une année à promettre d’être dur et de négocier de bons « deals », ce débat était l’étalage de son incompétence. Mais cela n’a eu aucune importance.
Les Américains n’ont pas voté Trump par colère ou par racisme. Ils l’ont élu les yeux grands ouverts. Selon les sondages de sorties des urnes réalisés par la NBC, les électeurs qui ont permis la victoire de Trump avaient des préjugés défavorables sur les deux candidats. Or Trump a bénéficié de 49 % de leurs voix, beaucoup plus que les 29 % d’Hillary. Parmi ceux qui considéraient que les deux candidats étaient malhonnêtes, Trump a battu Clinton à 45 % contre 40 %. Ces chiffres sont stupéfiants. Nous savons depuis longtemps que beaucoup de ceux qui se disent « neutres » ont en réalité un penchant. La majorité des électeurs américains qui se définissent comme « indépendants » votent pour les républicains et ceux qui se disent « modérés » penchent pour les démocrates. Mais cette fois, nous constatons une nette préférence pour Trump parmi ceux qui le condamnent dans les termes les plus durs ! À l’évidence, le spectre d’une présidence d’Hillary Clinton a dû leur apparaître encore plus alarmant.
Il est trop tôt pour dire si les Américains ont eu raison d’élire Trump. En revanche, les raisons pour lesquelles ils l’ont fait sont à la fois indéniables et compréhensibles. Pendant la soirée électorale, pour la première fois depuis sa fondation il y a plus de cent cinquante ans, le parti républicain s’est transformé en parti des « outsiders ». Un nombre suffisant d’électeurs a considéré Trump comme « un des leurs » pour assurer sa victoire. C’est pourquoi, au moins pendant les quelques mois à venir, il y a peu de chance que Trump déçoive ses soutiens.[/access]
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