Trotski a-t-il écrit La Recherche du Temps perdu ?


Trotski a-t-il écrit La Recherche du Temps perdu ?

couverture livre leroy

On sait, depuis Valery Larbaud, que la lecture est un vice impuni et l’on s’étonne que notre époque si amoureuse de taxes et de gabelles, surtout pour les moins riches, n’ait pas songé à un impôt sur les bibliothèques des particuliers. Le nombre de livres, comme autrefois le nombre de portes et fenêtres des domiciles, permettrait d’en établir l’assiette et le montant. Il faut croire que cela n’est pas assez rentable, étant donné ce qu’il reste de personnes en France, désormais, qui éprouvent le besoin de vivre entourés de murs de livres dans lesquels, à tout instant, loin des réseaux sociaux et des chaînes de télévision, et sans que cela ne leur coûte rien, elles peuvent soudain devenir injoignables, luxe aussi insensé que suspect par les temps qui courent. Et puis, il est possible également que le fisc connaisse l’existence des bibliothèques imaginaires et refuse de se confronter à cet épineux problème. La bibliothèque imaginaire, en effet, est composée de livres qui n’existent que…dans les livres. Ainsi est fait  l’écrivain, ce bizarre animal, qui non seulement écrit et lit des livres mais en plus, à l’occasion, en invente.

On remerciera Stéphane Mahieu de s’être penché sur la question dans La bibliothèque invisible (Editions du Sandre) dont le sous-titre, « Catalogue des livres imaginaires » indique bien le projet borgésien. D’ailleurs, nous rappelle-t-il, ce furent Borges et avant lui Rabelais qui furent les pères de ces  bibliothèques imaginaires. Dans Pantagruel, on trouve ainsi un « catalogue de la librairie Saint-Victor » qui compte près de 139 titres n’ayant jamais existé. Borges lui, avait fait de l’invention de livres fictifs un des aspects essentiels de son œuvre. Dans le prologue du Jardin aux sentiers qui bifurquent, en 1941, il explique malicieusement cette passion pour les bibliothèques invisibles : « Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer e 500 pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir, en résumé, un commentaire ». Que celui qui ne s’est pas livré à ce petit jeu lors de ses études pour une dissertation ou un exposé lève le doigt !

Mais Borges, en fait, n’a pas seulement cette vision utilitariste de la bibliothèque fictive : il s’en sert, comme beaucoup d’autres écrivains ayant pratiqué la chose, pour interroger les ressorts et les mécanismes de la création littéraire ainsi que le rapport de l’auteur avec son oeuvre comme dans sa célèbre nouvelle, Pierre Ménard, auteur du Quichotte où un écrivain recréant Don Quichotte en arrive au même résultat que Cervantès au mot près mais est considéré comme supérieur à l’original par la critique, ce qui est une invitation, par exemple, à se demander si l’on garderait le même œil sur La recherche du Temps perdu en la sachant en fait écrite par Trotski ou si l’on songeait au  Voyage au bout de la nuit comme à un roman de De Gaulle.

Stéphane Mahieu, dans sa Bibliothèque invisible, nous invite à une balade érudite et ironique dans une manière de fiction au carré mais aussi, l’air de rien, à une réflexion assez poussée sur la littérature. Les entrées de son catalogue sont faites par le titre des œuvres imaginaires et il faut aller jusqu’au bout de la notice pour voir qu’elles ont été inventées, souvent, par les plus grands noms de la littérature, et dans tous les genres, de Lovecraft à Nabokov en passant par Orwell ou encore ces délicieux écrivains trop oubliés que furent les « fins de siècle » Marcel Schwob ou Pierre Louÿs.  Et comme il le dit fort justement, ce divertissement mélancolique et souriant de la bibliothèque imaginaire qui court toute la littérature depuis ses origines obéit à un désir simple et un peu fou car impossible à assouvir : « Il n’est jamais assez de livres. »

La bibliothèque invisible  de Stéphane Mahieu (Editions du Sandre)



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