L’enterrement, c’est celui de Han Suyin. La mort avait tardé à prendre soin d’elle et elle était tombée dans l’oubli avant de s’en aller vers un improbable ailleurs à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. La fin de sa vie, elle l’avait passée à Lausanne où j’aurais pu la rencontrer et lui parler de l’admiration que ma mère lui portait. Elle rêvait d’un destin identique à celui d’Han Suyin, romancière cosmopolite qui avait pris la relève de Pearl Buck (prix Nobel, 1938), elle aussi oubliée, elle aussi fascinée par la Chine, elle aussi immensément populaire de son vivant. Han Suyin occupait, comme Pearl Buck, une place de choix dans toutes les bibliothèques des familles bourgeoises dans les années cinquante. Suyin bénéficia, en outre, de deux privilèges exceptionnels : être incarnée au cinéma par Jennifer Jones dans le film de Henry King : La colline de l’adieu (1955) et finir ses jours sur les rives lémaniques, comme Audrey Hepburn, Charlie Chaplin, Georges Simenon ou Hugo Pratt. Même Coco Chanel, qui a toujours une suite au Lausanne-Palace, est enterrée au cimetière du Bois-de-Vaux. Il vaut mieux mourir à Lausanne qu’y vivre.
Ce qui fascinait ma mère, c’était la vie sentimentale d’Han Suyin. Cette jeune fille née en Mandchourie des amours d’un ingénieur chinois et d’une intellectuelle belge, convola successivement avec un général du Kuomintang assassiné par les communistes, puis avec un sinologue anglais travaillant en Malaisie pour les services de contre-espionnage et enfin, après des liaisons qui firent scandale et qu’elle raconta dans Multiple Splendeur, avec un colonel indien vivant à Katmandou. Cosmopolite, elle le fut jusqu’à la moelle. Pédiatre, elle avait ouvert un hôpital à Singapour. Écrivain, elle maîtrisait trois langues : le français, l’anglais et le chinois. Diplomate, elle se lia avec Mao avant de rompre pendant la Révolution culturelle. Sur le Tibet, où elle avait vécu, elle écrivit des livres qui ravirent les Chinois et exaspérèrent les Tibétains. Elle s’attira les foudres du plus averti des sinologues, Simon Leys, qui la brocarda en ces termes : « Jamais une autorité plus durable n’a été fondée sur un propos plus changeant. La seule constante de cette œuvre tient dans la constance avec laquelle les événements ont à chaque tournant démenti ses analyses et pronostics. »
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