Le Centre, en France, c’est le triangle des Bermudes. Ceux qui y vont s’y perdent et disparaissent durablement. Ô combien de Lecanuet, de Pleven, de Jacques Duhamel, de Servan-Schreiber, de Raymond Barre, d’Hervé de Charrette, de Gilles de Robien partis joyeux pour des courses aux postes les plus élevés de la République se sont noyés dans l’oubli de la vie politique.
À moins d’être particulièrement brillant et cultivé comme Edgar Faure qui savait tout faire, même écrire des romans policiers, le centriste ne sert qu’à une chose : tuer les autres centristes qui pourraient devenir grands. C’est pour cela que les centristes, plus encore que les trotskystes, adorent multiplier les scissions, créer des formations, polir des sigles et passer insensiblement du groupusculaire au corpusculaire. On aurait envie d’être un Buffon pour recenser toutes les espèces et appréhender la fascinante biodiversité du centrisme français : que sont devenus les adhérents du Centre démocrate, du Centre Démocratie et Progrès, du Centre des démocrates sociaux ? Ont-ils adhéré ensuite au PPDF ? À Force Démocrate ? Ont-ils tenté de ressusciter les clubs Perspectives et Réalités ? Trouve-t-on encore clandestinement réunis dans des sous-préfectures pluvieuses des adhérents directs de l’UDF communiant dans la ferveur de leur leader charismatique injustement oublié Pierre-André Wiltzer ?
Lors de ma dernière manif, le 27 mai, contre la politique des retraites, quelques camarades et moi, vieux amateurs de raretés organisationnelles avons eu le regard attiré par trois jeunes gens portant chacun un drapeau assez petit représentant un cercle jaune sur fond bleu à moins que ce ne soit le contraire. C’étaient, oui, des JRG, c’est à dire des Jeunes radicaux de gauche. Et nous avons été sincèrement émus comme si nous avions retrouvé une espèce disparue, fragile, comme le Dodo de la Réunion.
Les inconsolés de l’âge d’or du giscardisme
Le radicalisme qui se nommait lui-même « opportuniste » sous la Troisième République est une forme particulière de centrisme qui consiste à trouver une personnalité atypique pour faire parler de soi et sauver ce qui reste d’élus locaux. Ainsi les radicaux valoisiens, qui on les comprend, n’avaient pas les choses facilitées par André Rossinot ou Didier Bariani, ont-ils décidé de revivre un peu avec Jean-Louis Borloo tandis que les radicaux de Gauches flirtent depuis vingt ans avec Bernard Tapie et semblent près à remettre le couvert à l’approche des prochaines présidentielles.
Ah, les présidentielles, c’est toujours un grand moment pour les centristes qui sont les veufs, les ténébreux, les inconsolés du seul âge d’or qu’ils aient connu sous la cinquième : le giscardisme.
Une des constantes du centrisme est en effet de menacer le Pouvoir d’une candidature pour faire monter les enchères en députés et en ministres.
Et là, ces jours-ci, les grandes manœuvres ont commencé sur le champ de Mars des hypocrites.
Le courageux Hervé Morin est un bel exemple : après avoir trahi Bayrou pour aller à la soupe en 2007, il a commencé à parler de partir en 2012 dès qu’il a senti les premiers signes de faiblesse chez Sarkozy que la crise fait sérieusement tanguer.
Las, il n’est pas très difficile de contrer un centriste. Il suffit de ressusciter un autre centriste. François Bayrou vient ainsi d’être reçu à l’Elysée alors que le Modem doit, après les régionales, peser à peu près autant que Lutte Ouvrière. Sans doute touché par cette attention, François Bayrou est ressorti en se déclarant, je cite, « ininstrumentalisable ». Quand on est agrégé de Lettres, avec d’habitude un langage plutôt soutenu et qu’on emploie un mot aussi laid, c’est qu’on n’a plus toute sa tête. L’émotion, sans doute, de se voir remis au centre du jeu par celui qu’on a traité encore plus durement que Marine Aubry. Pour Bayrou, Sarkozy ce n’était pas Madoff, c’était il y a encore quelques mois un agent de la Scientologie en France.
Une spécialité centriste : le coup de poignard dans le dos
N’oublions pas, voulez vous, Christine Boutin revenue un peu malgré elle sur le devant de la scène avec sa mission bien payée sur la mondialisation, assumant parfaitement la chose et indiquant au passage que si les valeurs de son micro-parti démocrate-chrétien n’étaient pas représentées par le candidat de l’UMP, elle irait aussi. Et pourquoi pas Jean Arthuis, dont on oublie trop souvent qu’il vient de créer l’Alliance centriste afin de réunifier la famille et, suivant en cela une logique non-euclidienne typique de cette mouvance, contribue de fait à accentuer ses divisions…
C’est devenu un cliché de dire que les centristes ne sont pas courageux mais le cliché n’est pas devenu cliché pour rien. Une des spécialités du centriste est de poignarder dans le dos le grand homme, celui qui a une certaine idée de la France. Lecanuet et Giscard contre de Gaulle, Barre contre Chirac en 88 et Balladur contre Chirac encore en 95. Le centriste n’aime pas du tout, mais alors pas du tout le gaullisme. Il est un héritier des Girondins. Il préfère les « corps intermédiaires » comme il dit. C’est pour ça qu’il adore le Sénat. Le Sénat est un vrai bouillon de culture du centrisme avec des notables rondouillards et ruraux qui derrière leur bonhommie et leur apparent bon sens sont en fait des tueurs. Les sénateurs sont évidemment élus au suffrage indirect. Faire voter les gens, pour un centriste, c’est limite du césarisme, un nom poli pour dire fascisme. Il a un problème avec le suffrage universel, souvent : Delors n’a pas eu envie de serrer des mains et Balladur l’a fait avec une telle componction qu’il a été éliminé dès le premier tour.
Ce serait tellement mieux, pour le centriste, une France modernisée, atlantiste, européenne. Si l’Union européenne, d’ailleurs, est l’échec que l’on connaît, c’est en grande partie dû aux centristes qui en sont les maîtres d’œuvre et qui l’ont (mal) construite depuis soixante ans en prenant bien soin de ne pas y mêler cette sale engeance irrationnelle, nationaliste, braillarde, et revendicative que sont les électeurs.
Evidemment, on nous serine depuis trente ans au moins, que les élections se gagnent au centre. C’est évidemment faux. C’est ce que voudraient faire croire les politologues eux-mêmes, en grande partie, centristes.
Mais les Français ne votent jamais au centre : en 74, ils votent pour une gauche qui ne fait pas peur (Giscard) contre une gauche qui fait peur (Mitterrand). En 1981, c’est le contraire : ils votent pour une gauche qui ne fait plus peur (Mitterrand) contre une gauche devenue de droite (Giscard).
En 1995 ils votent à nouveau à gauche (Chirac) contre deux centristes (Balladur et Jospin).
En 2002, ils votent à droite (Chirac) contre l’extrême droite, Le Pen et, pour finir, en 2007 ils votent à droite (Sarkozy) contre le centre (Ségolène Royal) qui a éliminé la gauche (Bayrou) dès le premier tour.
Il reste à espérer qu’en cas de second tour DSK/Marine Le Pen en 2012, les Français votent à nouveau à gauche. Contre le centre, évidemment.
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