Au nord-est de l’Italie, le grand ensemble de Rozzol Melara abrite 1 200 locataires en périphérie de Trieste. Objets d’un plan de requalification, ces HLM avec vue sur mer ne connaissent ni l’insécurité ni l’immigration massive de nos banlieues. Mais la souffrance sociale y est vive. Reportage.
« Giovanna est tombée ! Elle s’est empoignée avec une autre habitante qui faisait la queue pour les légumes. » Ces quelques mots prononcés en dialecte triestin affolent Genny, l’organisatrice de la distribution alimentaire. La quinqua frisée court rejoindre les gaillardes se crêpant gentiment le chignon. « Du Zola ! » me souffle-telle. Plus de peur que de mal : une dame d’un certain âge est tout simplement tombée dans les pommes de peur qu’une commère la prive de poireaux, kiwis ou abricots gratuits. Dans ce passage couvert du grand ensemble brutaliste Rozzol Melara, à quatre kilomètres du centre, la rue Louis-Pasteur est le théâtre d’une petite commedia dell’arte.
En périphérie de Trieste, 230 000 âmes, ce monstre de béton surnommé le « Quadrilatère » abrite 1 200 locataires répartis sur 650 logements sociaux. Juchés en pilotis sur une colline, deux bâtiments gris en forme de L dessinent un immense bloc dont les cimes toisent l’Adriatique. Si Melara est stricto sensu une banlieue, cette cité HLM n’a pas grand-chose à voir avec nos coupe-gorge hexagonaux. À un jet de pierre karstique de la Slovénie, on ne déplore pas de cages d’escalier transformées en planques à chichon, d’ascenseurs parfumés à l’urine ni de boîtes aux lettres défoncées par des « jeunes ».
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Ceci explique sans doute cela. D’après les chiffres de l’agence régionale de l’habitat ATER, 92 % des locataires sont italiens[tooltips content= »Rappelons que le droit du sol n’a pas cours en Italie. »]1[/tooltips] et près de la moitié dépasse les 65 ans. Surnommé aussi « Alcatraz » pour son architecture quasi carcérale, Rozzol Melara reste un vestige de l’urbanisme pour les masses version seventies. Comme la Cité radieuse de Marseille, les grands ensembles italiens de Corviale (Rome), Forte Quezzi (Gênes) ou Scampia (Naples), Rozzol Melara relève du pari.
ATER : Cent vingt ans de sollicitude
Où a été créée la première agence publique italienne de l’habitat ? En Autriche-Hongrie ! Cette blague aurait pu naître à Trieste où la monarchie des Habsbourg a fondé en 1902 l’Institut communal pour les habitations minimales (ICAM). En un siècle d’industrialisation et d’urbanisation, la population triestine passe de 57 000 à 220 000 habitants. Le port franc entasse les anciens paysans devenus ouvriers dans des habitats insalubres de la vieille ville où maladies et grogne sociale se développent jusqu’à provoquer la première grève de l’empire. Par un mélange de prophylaxie, d’hygiénisme et de paternalisme social, les grands employeurs privés, comme l’armateur Lloyd ou les grandes compagnies d’assurance, construisent des logements pour les employés. Mais l’État, autrichien jusqu’en 1919 puis italien, prend les choses en main. Sous le fascisme, ATER se met au service du dessein mussolinien de construction d’une classe moyenne accédant à la propriété. Aujourd’hui, l’agence dépend administrativement de la région Frioul-Vénétie Julienne (gouvernée par la Lega), dont elle applique les directives. L’un de ses derniers réquisits ? Résider depuis cinq ans en continu sur le territoire régional pour pouvoir briguer un logement social.
Presque quarante ans après son ouverture, le Quadrilatère a les apparences d’une utopie éteinte. Si son dédale de passages couverts répartis autour de la grande cour centrale laisse filtrer la lumière par de grandes fenêtres-hublots, on n’y croise guère âme qui vive. Le promeneur égaré à Rozzol oublie sa proximité avec l’une des plus belles villes d’Europe, dont la piazza Unità d’Italia fait le bonheur des touristes. Les vieilles carcasses qui s’y traînent en déambulateur, les quelques familles avec enfants et les jeunes tatoués de Melara ne vivent pourtant pas tout à fait en vase clos.

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