4 janvier 2002 : Saint-Malo
J’aurais pu tomber plus mal. Pour mon début dans la vie, je me retrouve dans une boulangerie de Saint-Malo. La boulangère m’a retirée du rouleau et m’a regardée un peu perplexe. « Ça ressemble à une pièce de 10 balles ! On va encore confondre… », a-t-elle soupiré.
Je ne suis pas restée longtemps dans le tiroir-caisse. J’ai fait partie de la monnaie rendue par la boulangère sur un billet de 100 francs tout crasseux donné par une vieille dame assez chic qui venait acheter une galette des Rois. Elle a parlé avec la boulangère. Elle était contente parce que ses enfants allaient venir déjeuner. Elles ont aussi dit du mal de moi. Que je leur compliquais la vie !
La boulangère a tapé sur une petite calculette bleue pour faire la conversion. C’est comme ça que j’ai appris que je valais 6,55957 francs. Vous vous rendez compte ! Je crois bien que je suis… comment dire ? Oui, c’est ça, que je suis unique en mon genre. Voilà : je suis la monnaie unique !
Il n’empêche : la vieille s’est trompée en prenant sa monnaie et m’a mise avec les francs.
L’atmosphère a été glaciale. J’ai entendu une pièce de 5 dire assez fort pour que je l’entende : « J’ai quand même plus de gueule que cette petite ronde, non ? » Et puis une pièce de 1 franc a craqué : « Tu es qui, toi, d’abord ? Tu sais quel âge j’ai ? J’ai été frappée en 1961 ! Je connais ce pays comme personne ! J’ai une mémoire, moi, ma fille. En 68, figure-toi que je me suis retrouvée dans la poche de Jacques Chirac qui négociait en loucedé avec la CGT. Oui, celui qui est président, maintenant. Tu ne peux pas en dire autant, toi ! »
21 avril 2002 : Paris
Si ce type pouvait arrêter de me tripoter avec sa main moite dans le fond de sa poche, ça m’arrangerait. C’est fou ce qu’il est nerveux avec l’heure qui avance. Il est 19 h 30. D’après ce que j’ai compris, on est rue Saint-Martin, à l’Atelier, et ce grand frisé à l’air pas marrant qui me triture spasmodiquement, ça ne va pas fort pour lui.
Je repense aux derniers mois. Par rapport à mes copines, je n’ai pas eu tellement de chance. La vieille dame, celle de la galette des Rois, m’a donnée le jour même à son petit-fils qui m’a mise dès son retour à Paris dans une tirelire où je me suis retrouvée tout seule.
La semaine d’après, deux ou trois gamines de 50 centimes sont venues me rejoindre. Elles m’ont dit des trucs incroyables. Elles avaient fait des rencontres superbes : des jolies pièces qui venaient d’Italie, d’Espagne et de Belgique. Toutes très jolies, très propres sur elles. Une Luxembourgeoise nous a aussi rejointes. Très snob, parce que rare.
On s’ennuyait sec dans cette tirelire. Le petit-fils n’économisait pas beaucoup. Il devait claquer tout son argent de poche pour s’acheter des carambars. Il paraît qu’à cause de moi, tout a augmenté…
[access capability= »lire_inedits »]Fin février, une pièce grecque de 2 euros est arrivée. Elle baillait tout le temps. Il a fallu lui tirer les vers du nez pour avoir quelques infos. C’était quoi, sa face nationale ? Elle a daigné répondre qu’elle représentait « l’enlèvement d’Europe par Zeus ». J’ai pensé que c’était tout de même pas très bon signe pour nous, ça, « l’enlèvement de l’Europe »…
Non vraiment, elle était indolente. Elle était arrivée dans la tirelire directement rapportée de Santorin par une grande sœur en voyage scolaire. Elle nous a parlé du grand bleu, des heures à traîner au soleil sur une coupelle blanche dans l’odeur du poulpe grillé, de l’ouzo et des citronniers. Une des filles, la Luxembourgeoise de 20 centimes, lui a fait remarquer que ça ne faisait pas trop sérieux, tout ça, pour une monnaie forte, et la Grecque lui a dit de se taire et qu’elles n’avaient pas gardé les paradis fiscaux ensemble. La Luxembourgeoise a boudé. Bonjour l’ambiance.
C’est seulement il y a une petite semaine que le môme, pris d’un coup de folie, nous a dépensées dans une bijouterie fantaisie pour acheter un bracelet à son amoureuse. Et deux jours plus tard, je me suis retrouvée dans la poche du grand frisé.
Je me suis aperçue qu’il n’y avait plus de francs et c’est une toute petite gamine de 1 centime qui m’a expliqué que les francs n’avaient plus cours depuis le 17 février. Bon débarras !
Mais ça y est, voilà que le grand frisé me fait tourner à toute vitesse entre ses doigts, au fond de la poche.
Il y a plein de monde dans le bureau :
« − Alors, c’est foutu ?
− Je crois que oui, Lionel… On peut attendre les grandes villes avant que tu réagisses, mais…
− Ça va, j’ai compris, Gérard. C’est toi le spécialiste des sondages, tu m’avais prévenu. J’aurais dû t’écouter et accepter la proposition de Taubira. »
On sort. Il me laisse tranquille au fond de sa poche. Il commence à parler dans un silence de mort.
− « … j’assume pleinement la responsabilité de cet échec et j’en tire les conclusions en me retirant de la vie politique… »
Des cris. Des pleurs. Des larmes. Un instant, je me dis que, si ça se trouve, tout ça, c’est de ma faute.
5 décembre 2003 : Tarbes
Sale année. Le grand frisé m’a donnée pour acheter un journal quand il est retourné se reposer à l’île de Ré. Je me suis retrouvée dans la poche d’un ingénieur. L’ingénieur, revenu de vacances en pleine canicule, avec des vieux qui mourraient partout, a appris que son entreprise délocalisait. Sa femme s’est barrée avec les enfants. Il s’est laissé aller et je me suis retrouvée à la rue avec lui. Il m’a filé à un autre SDF en échange de deux kils de rouge. Mon nouveau SDF est descendu vers le sud. Mais l’hiver nous mordait les talons. On est arrivé à Tarbes. Il ne faisait pas plus chaud et mon SDF était de plus en plus faible. Il s’est assis sur un banc du square de la Cathédrale et il est mort de froid la nuit dernière. Il s’appelait Jean-Marc.
2 septembre 2004 : Saussignac
J’ai du sang partout. Je ne crois pas que l’inspecteur du travail qui m’a récupérée en achetant un paquet de cigarettes avait prévu de se faire tuer par un agriculteur avec de la chevrotine gros grains. Ça va encore être de ma faute, je le sens. Je commence à déprimer. Je me ternis.
14 novembre 2005 : Clichy-sous-Bois
Je suis remontée vers le nord. Banlieue parisienne. Je traîne toute la journée dans un treillis de CRS. C’est l’état d’urgence depuis une semaine. Il n’a même pas le temps de revenir à la caserne pour me glisser dans la machine à café. Ça sent le brûlé un peu partout. Ça sent l’émeute.
7 mars 2006 : Rouen
Ça va mieux. Un jean d’étudiante en économie de Rouen qui manifeste contre le CPE. C’est chaud et joyeux. En plus, elle a des projets de vacances en Irlande.
14 septembre 2007 : Irlande
L’étudiante m’a laissée dans un pub de Galway. Dommage. Je suis restée coincée sur cette île un peu trop pluvieuse. J’ai rencontré des Portugaises de 10 centimes qui avaient vraiment le mal du pays. Mais là, retour en France ! C’est la Coupe de monde de rugby et un supporter du XV du Trèfle vient de me laisser à un vendeur de frites du Stade de France.
10 novembre 2008 : Clairoix
Panique générale ! C’est la crise des subprimes ! Du coup, l’économie réelle en prend un coup. Et me voilà de nouveau enfermée. Cette fois-ci, c’est dans un pot à café avec d’autres pièces et quelques billets. Je suis dans un HLM à Clairoix, près de Compiègne, et je crois comprendre que je fais partie des économies de bout de chandelle d’un ménage ouvrier de chez Continental.
10 juillet 2009 : Salonique
Finalement, ils m’ont dépensée chez le pharmacien. Qui est parti en Grèce en vacances et, coïncidence, parmi les millions de pièces en circulation, voilà que je retrouve ma copine grecque de 2002, dans le tablier d’un serveur de Salonique. Elle a à peine vieilli !
5 mai 2010 : Athènes
Athènes est à feu et à sang. Les Grecs et d’autres parlent de se débarrasser de nous. Un manifestant chargé par la police vient de me perdre dans le caniveau. Un chien passe et me pisse dessus dans la fumée des lacrymos.
J’ai comme l’impression qu’on ne m’aime plus beaucoup. Qu’on me déteste, même, pour dire les choses comme elles sont.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !