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« Shibumi », de Trevanian: l’art de tuer avec une paille et un makila

À part John Le Carré, aucun autre écrivain d’espionnage n'a la largeur de vues que l'Américain Trevanian, estime notre chroniqueur


« Shibumi », de Trevanian: l’art de tuer avec une paille et un makila
Sentiers pedestres autour du massif de La Rhune. Pays Basque, 7 novembre 2005 © FRILET/SIPA

Grand amateur de littérature d’espionnage, notre chroniqueur ne tarit pas d’éloges sur l’œuvre de Trevanian, un Américain d’une intelligence rare, d’un cynisme accompli, ancien résident du Pays basque français — homme de goût donc, et de convictions.


Peut-être vous rappelez-vous La Sanction, un film de et avec Clint Eastwood, lancé sur la face nord de l’Eiger, en Suisse, avec une équipe dont il doit éliminer l’un des membres — sans savoir lequel. Le roman dont est tiré le film est signé Trevanian, nom de plume de Rodney Whitaker (1931-2005), honorable professeur de communication à l’université d’Austin, au Texas, romancier sous divers pseudonymes, et résident permanent du Pays basque français.


En 1979 Trevanian sort Shibumi, un roman d’espionnage qui enrobe une philosophie de la vie, des considérations d’une acuité remarquable sur l’état du monde et particulièrement celui des Etats-Unis, et une exaltation du shibumi, cet art de vivre japonais qui « implique l’idée du raffinement le plus subtil sous les apparences les plus banales ». Rien d’étonnant quand on sait que Whitaker, après avoir fait la guerre durant quatre ans en Corée, a passé du temps au Japon. Un jardin zen dans un vieux château basque vaut mieux que la brousse exubérante que vous laissez pousser autour de votre pavillon de banlieue.

A relire, du même auteur: Qu’apporter, au Japon, lorsque vous êtes invité à un dîner?

Son héros, Nicholaï Hel, fils d’une aristocrate russe réfugiée à Shanghaï et d’un Allemand de passage, est un tueur exemplaire, le genre qui vous occit (ceci est une forme inventée du verbe défectif occire, goûtez-en tout le suc) avec une paille ou une carte de crédit. Autrefois formé par un maître de Go — le roman est divisé en phases du jeu le plus japonais qui soit — orphelin adopté par un général nippon qu’il se chargera de tuer au nez et à la barbe de ses geôliers soviétiques, il a longtemps été un assassin indépendant qui éliminait des cibles contre des rémunérations confortables. Le voilà désormais à la retraite, dans son château basque, se livrant à des explorations spéléologiques risquées, goûtant les charmes d’une courtisane haut de gamme qui a consenti à passer du temps avec lui, — mais rattrapé par son passé et sujet à la vindicte de la Mother Company, une firme parallèle qui chapeaute la CIA pour servir les intérêts des pays producteurs de pétrole.
On voit que Trevanian ne pensait pas bien.

Considérations décapantes sur le monde

À part John Le Carré, je ne vois pas d’écrivain d’espionnage qui ait sa largeur de vues. Son héros est encore jeune quand le Japon, dévasté par la guerre, est occupé par l’armée américaine. Deux leçons à tirer du massacre. « De nombreux Japonais ne semblaient pas réaliser que c’est la propagande du vainqueur qui devient l’histoire du vaincu », premier point. Et « il apprit que tous les Américains étaient des marchands et qu’au fondement même du génie américain, il y avait l’achat et la vente. Ils vendaient leur idéologie démocratique comme des colporteurs, soutenus par le grand racket de protection des ventes d’armes et des pressions économiques. Leurs guerres étaient des exercices monstrueux de protection et d’approvisionnement ».

Écrit en 1979, le livre n’a pas pris une ride. Qu’est-ce que Whitaker, décédé en 2005, aurait pu dire de la guerre du Golfe, de l’invasion de l’Irak ou de l’actuel conflit ukrainien ?… Ou de la guerre sourde ou bruyante entre les Palestiniens et leurs voisins juifs… Les trois obstacles les plus dangereux au succès des dirigeants de l’OPEP sont, dit-il, « les efforts furieux de l’OLP pour semer le désordre afin d’obtenir une part des richesses arabes ; l’interférence stupide de la CIA et de la NSA, son antenne ; et l’insistance tenace et égoïste d’Israël à survivre ». D’où la conclusion évidente : « Nous serions tous plus heureux si le problème palestinien — et les Palestiniens avec lui — disparaissait tout bonnement ».

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Un point de vue qui a tout pour choquer les progressistes actuels, tout fiérots de leur soutien au Hamas. D’autant que Trevanian est assez péremptoire sur les Arabes : « La virginité est capitale pour les Arabes, qui craignent avec raison les comparaisons ».

Il a par ailleurs sur les hommes qui dirigent la plus grande puissance mondiale un avis définitif : « C’est un truisme de la politique américaine qu’aucun homme capable de remporter une élection ne mérite de la remporter ». C’est qu’en vrai réactionnaire — c’est-à-dire en homme lucide —, il croit au génie des peuples — ou plutôt, à leur absence de génie : « L’Amérique, après tout, a été peuplée par la lie de l’Europe. Sachant cela, nous devons les considérer comme innocents. Innocents comme la vipère, innocents comme le chacal. Dangereux et perfides, mais pas immoraux. Tu en parles comme d’une race méprisable. Mais ce n’est pas une race. Ce n’est même pas une culture. Seulement un ragoût culturel des détritus et des restes du banquet européen ».

Le roman multiplie les analyses à l’emporte-pièce qui justement emportent notre conviction : « Les Américains confondaient niveau de vie et qualité de la vie, égalité des chances et médiocrité institutionnalisée, bravade et courage, machisme et virilité, libertinage et liberté, verbosité et éloquence, amusement et plaisir — bref, toutes les erreurs communes à ceux qui croient que la justice implique l’égalité entre tous au lieu de l’égalité entre égaux ». Ce garçon est modérément démocrate…

Sans oublier des considérations sur les modes éducatives, qui enthousiasmeront ceux qui savent que le règne du Crétin est arrivé : « La sociologie, cette pseudoscience descriptive qui camoufle ses insuffisances dans un brouillard de statistiques, se retranchant sur le créneau étroit entre la psychologie et l’anthropologie. Le genre de non-sujet que tant d’Américains choisissent pour justifier quatre années d’insignifiance intellectuelle destinées à prolonger l’adolescence ».

Une arme basque méconnue

La gamine au cœur de l’intrigue — une certaine Hannah Stern — venue demander de l’aide à Nicholaï, permet de dresser le portrait d’une génération entière. Elle a « cette soif désespérée de notoriété qui conduit soudain acteurs et artistes incapables de retenir l’attention du public par la vertu de leurs seuls talents à découvrir des injustices sociales jusqu’alors insoupçonnées ». Comment lui faire comprendre qu’une cause n’a de sens que si le style que l’on emploie pour la défendre est esthétiquement juste ? « La plupart des jeunes gens de votre âge sont si profondément absorbés par leurs problèmes individuels — si préoccupés de leur univers personnel — qu’ils sont incapables de percevoir que le style et la forme sont l’essentiel, que la substance n’est qu’une illusion transitoire. L’important n’est pas ce que vous faites, mais comment vous le faites ».

Je ne vous expliquerai pas comment le héros se dépêtrera des tentacules de la Mother Company, et punira un prêtre délateur d’un coup de makila (ce bâton de marche basque qui dissimule une lame dans son manche, et qui non seulement est en vente libre à l’Atelier Ainciart Bergara, situé à Larressore, dans les Pyrénées-Atlantiques, mais a été classé à l’Inventaire du Patrimoine immatériel en France — ce qui devrait suffire à justifier le fait que vous en possédiez un…), et remportera finalement la partie. Ce roman, traduit en France en 1981, était introuvable. Les éditions Gallmeister l’ont réédité il y a tout juste un an, il est encore sur tous les rayons des librairies, je vous laisse juges de la décision qui s’impose.


Trevanian, Shibumi, Gallmeister / Totem, septembre 2023, 605 p.

Trevanian, La Sanction, Gallmeister, 2017, 336 p.

Clint Eastwood, La Sanction, DVD.

Pat Perna et Jean-Baptiste Eustache, Shibumi (BD), Les Arènes, septembre 2022, 215 p.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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