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Trente ans et de la poussière


photo : Fondation Jean Jaures

La gauche maintenue dans ce nom par voie d’auto-proclamation nous a déjà invités, en « une » du Nouvel Observateur, à célébrer l’anniversaire du 10 mai. Soyons-en sûrs : Le Monde, Libération et quelques autres ne manqueront pas d’alimenter la chaudière à nostalgie.
Seulement, de quel anniversaire s’agit-il ?

Parle-t-on du soixante-et-onzième anniversaire du 10 mai 1940, date à laquelle débuta l’offensive allemande qui permit à la Wehrmacht de se trouver sur les Pyrénées en six semaines ? La Chambre des députés, celle du Front Populaire, après avoir abandonné la République espagnole, avait voté les accords de Munich, puis avait ensuite laissé Hitler les violer en dépeçant ce qui restait de Tchécoslovaquie. Elle avait bien déclaré la guerre à l’Allemagne, le 3 septembre 1939, mais avait oublié de la faire alors que la Pologne était écrasée, espérant sans doute, dans son for intérieur, que le Führer continuerait vers l’est. Il le fit, mais un an plus tard. La gauche pacifiste ne voulait plus de Verdun ou du Chemin des Dames. Elle eut Auschwitz, Buchenwald, Dachau, Mauthausen, Ravensbrück …

S’agit-il du cent-quarantième anniversaire du 10 mai 1871, jour où la France abandonna, à Francfort, l’Alsace-Moselle, se retrouvant, en prime, dans l’obligation de verser une indemnité de cinq milliards de franc-or à son vainqueur ? Cinq ans auparavant, elle avait laissé écraser à Sadowa une Autriche réputée réactionnaire par une Prusse parée des plumes de la philosophie. Dès l’automne 1870, la correspondance de Mommsen avec Fustel de Coulanges avait montré dans quelles illusions vivaient déjà les élites françaises au sujet de l’Allemagne. En dépit d’une véritable mobilisation des esprits en faveur de la Revanche, la défaite ne fit que les amplifier, ces illusions, provoquant la crise allemande de la pensée française, pendant qu’en écrasant le socialisme français dans le sang de la Commune Thiers introduisait, dans le mouvement ouvrier de notre pays, le marxisme et le modèle social-démocrate d’outre-Rhin.

Non, nous sommes invités à commémorer l’accession de François Mitterrand à la présidence de la République, à célébrer – par cynisme ou par inconscience ? – « le temps où la gauche gagnait ». Certes, au soir du 10 mai, alors que nous pensions que la gauche avait effectivement gagné, nous eûmes un moment d’espoir. Mais il fallut moins de deux ans pour que la gauche, en réalité le Parti socialiste, s’abandonne à sa pente naturelle, la complète capitulation devant la droite la plus dure, donc, la trahison des engagements pris devant les électeurs. Déjà, le 6 février 1956, à cause de quelques tomates à Alger, Guy Mollet avait renoncé aux promesses du Front républicain, vainqueur des élections du 2 janvier précédent.

Nous le comprîmes plus tard, trop tard. En réalité, les deux années qui suivirent auraient dû nous dessiller : certes, les engagements les plus visibles du Programme commun de gouvernement furent en partie mis en œuvre, mais sans que les mesures, qui, pour être moins spectaculaires, n’en étaient pas moins nécessaires à la cohérence de l’ensemble, fussent prises. Jacques Delors était plus à la manœuvre qu’aux Finances. Résultat, en vingt mois, la situation se dégrada au point d’aboutir à la funeste alternative entre la rupture, y compris avec l’Allemagne, ou l’austérité et l’Europe. On choisit le deuxième terme. Le Premier secrétaire du Parti socialiste, un certain Lionel Jospin, prétendit qu’il ne s’agissait que d’une « parenthèse libérale ». Vingt-huit ans ont passé, la parenthèse n’est pas fermée. Et pendant cinq ans, le Premier ministre Lionel Jospin a contribué à ce qu’elle ne le soit point.

Nous étions heureux, au soir du 10 mai, place de la Bastille. Certes, nous n’ignorions rien de 1940 et de 1956. Mais nous espérions que le PS d’Épinay avait pour de bon jeté aux orties les défroques de la vieille SFIO. Nous connaissions plus ou moins l’itinéraire politique tortueux du héros du jour. Mais nous ne pensions pas avoir ressuscité les mânes du général Giraud. Nous savions bien que « changer la vie » n’était qu’un slogan. Mais nous ne pouvions imaginer que nous préparions, en fait, les carrières de responsables socialistes, de Dominique Strauss-Kahn à Pascal Lamy, au sein des instances mondiales du libéralisme le plus échevelé.

Nous étions heureux des nationalisations à venir. Nous savions qu’elles allaient sauver un grand nombre d’entreprises françaises, menacées par la faillite. Une nouvelle génération de dirigeants, souvent issus de la haute fonction publique et membres du Parti socialiste, devait leur donner l’impulsion pour sortir le pays de la crise. Nous ne nous doutions pas qu’il s’agissait d’un prélude à des privatisations sauvages et prometteuses de rémunérations élevées pour les heureux camarades gagnants. Nous croyions, au contraire, qu’ainsi pourrait être mise en œuvre une politique cohérente, sur le long terme, qui permettrait au pays de surmonter sa traditionnelle et vivace défiance culturelle à l’égard de l’industrie.

Nous étions heureux, car nous étions certains que la France allait pouvoir jouer sa petite musique dans le concert des nations. Après un pompidolisme plus louis-philippard que gaulliste et un giscardisme qui avait engendré une France recroquevillée sur 1% du genre humain, le mitterrandisme, pensions-nous, allait jouer l’équilibre entre l’Est et l’Ouest pour redonner au pays son indépendance, comme de Gaulle sut profiter de la puissance du Parti communiste à l’intérieur et de son alliance avec l’Union Soviétique à l’extérieur pour imposer la France libre à Roosevelt. Certes, Mitterrand n’était pas de Gaulle. Mais son alliance avec le Parti communiste pouvait lui donner du jeu diplomatique. Il préféra, pour leur donner des gages, s’aligner sur Reagan et Thatcher. Il y avait d’un côté le syndrome Allende, et de l’autre un Brejnev déjà fantomatique. Surtout, au-delà de la rhétorique et de la volonté de capter les suffrages des électeurs, ni Mitterrand, ni la grande majorité du Parti socialiste n’étaient pour une quelconque rupture. Bourgeois intelligents, ils n’aspiraient qu’à être les gérants loyaux du capitalisme. Politiciens retors, ils ne voulaient du Parti communiste que ses électeurs.

Plein d’illusions, nous fêtâmes donc ce qui nous semblait notre victoire jusqu’au moment où un orage violent nous dispersa. Matérialistes, nous n’y vîmes pas le présage des temps qui nous attendaient. Ce n’étaient pas ces orages désirés (révolutionnaires) qui nous auraient emportés vers d’autres cieux, mais des orages subis (boursiers) qui nous ont entraînés dans la soumission au marché. Les enfants de Mao et de Trotski devinrent des disciples de Law et Nuncingen, transformant leurs vieux fantasmes prolétariens en agiotages profitables. Ils dissimulèrent leur mutation derrière l’invocation des droits de l’homme, dont ils n’oublièrent pas d’exclure soigneusement les droits économiques et sociaux.

Trente après, cette gauche autoproclamée croit que le peuple français n’a rien appris et tout oublié. Elle n’avance plus en col Mao, mais tout habillée de vert. Mais elle ne trompe que des fidéistes aveuglés et des permanents intéressés. Elle ne propose plus un one-man show, mais un quarté, quelques jeunes poulains préférant se préparer pour la course d’après. Si un tel hippodrome vous intéresse, vous êtes invité à investir une somme modique, pour parier sur votre favori – qui se présentera devant le suffrage universel. Bien sûr, il fera des promesses et prendra des engagements. D’ailleurs, le Parti socialiste a déjà publié un programme, qui est en quelque sorte le fourrage commun à tous les chevaux de son écurie. Mais comment un tel texte pourrait-il se réclamer de la gauche quand il ne remet pas en cause la perte pour le peuple français de battre monnaie, élément consubstantiel de la souveraineté et donc de la démocratie ? Quand il ne remet pas en cause le vote du Congrès bafouait les résultats du référendum du 29 mai 2005 ? Quand il ne propose pas de s’affranchir des règles du FMI et de l’OMC qui, par nature, excluent toute mesure socialiste et même toute politique sociale ?

Déjà, des négociations avec les représentants des libéraux-libertaires, visage actuel de la réaction et de l’obscurantisme, aux couleurs d’un scientisme inversé, sont engagées. Ensemble, ils sont prêts à brader le nucléaire et les autres avancées de l’industrie française. Si la répartition des postes dans les exécutifs régionaux, notamment en Île-de-France, préfigure la composition d’un éventuel gouvernement d’union entre socialistes et écologistes, nous aurons Daniel Cohn-Bendit aux Affaires étrangères, Eva Joly à la Justice, José Bové à l’Agriculture et Philippe Meirieu à l’Education nationale, Nicolas Hulot étant revenu à sa très chère Fondation. Pour compléter cette équipe cauchemardesque, dans un esprit d’ouverture à l’envers, Jean-Louis Borloo pourra en être le Premier Ministre et Rama Yade le ministre de la Culture.

Bien sûr, il y a bien un Front dit de gauche. Mais, après l’élection présidentielle, il y aura les élections législatives. Et il faut bien vivre ! Ne parlons pas des candidats qui se veulent à la gauche de la gauche : leur rouge aura tout le temps de pâlir jusqu’à prendre une teinte rose tellement estompée qu’elle finira dans un blanc virulent. On ne compte plus les actuels dirigeants du Parti socialiste qui ont déjà adopté cette décoloration ?

En somme, ceux qui célèbrent « le temps où la gauche gagnait », en 1981, nous préviennent, sans le vouloir, sur la nature de la gauche de 2012. Cette fois, nous ne serons pas trompés : le geai candidat du parti dit socialiste par habitude aura beau se parer des plumes d’un paon de gauche, il restera un geai libéral enfermé dans la cage étroite d’une parenthèse infinie. Mais peut-être ces catégories de droite et de gauche auxquelles nous croyions ont-elles vécu. Peut-être faut-il, alors, renoncer à l’idée même de gauche ?



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