Cornelius Dupree Jr a un nom qui aurait pu être celui d’un chanteur de doo wop dans les early sixties. Mais Cornelius Dupree Jr n’aura pas tellement eu l’occasion de chanter dans sa vie. Il vient en effet de passer trente ans derrière les barreaux d’une prison texane, ce qui signifie qu’il y est entré à 21 ans en 1980 pour en ressortir en 2010 à 51 ans. C’est long. Surtout quand on est innocent.
Expertise ADN
Parce que figurez-vous que Cornelius Jr est innocent. Bien qu’il soit noir comme plus de la moitié des détenus états-uniens, Cornelius Dupree Jr a été blanchi. Il a fallu pour cela une expertise ADN du viol et du vol en 1979 d’une jeune femme, laissée pour morte sur une autoroute, qui était persuadée de l’avoir reconnu.
Ce n’est pas de chance pour Cornelius. Les Noirs se ressemblent un peu tous. Regardez les groupes de doo wop, justement. Allez faire la distinction entre les Orioles, les Coasters, les Drifters ou les Temptations. À la voix, peut-être, et encore… Les vieux scopitones sont d’un flou…Et la nuit, si Ben. E King tente de vous violer, comment savoir si ce n’est pas Sam Cooke? Ou Cornelius Dupree Jr ? Tiens, Sam Cooke… Cooke était une des plus belles voix de la soul. Cela ne l’a pas empêché de mourir abattu dans des conditions assez mystérieuses par la tenancière d’un motel en 1964. Il paraît qu’il maltraitait la prostituée qu’il avait amenée avec lui. Il paraît aussi qu’il énervait beaucoup de monde par sa célébrité qu’il mettait au service des droits civiques. Les Noirs, surtout jeunes, meurent souvent par balles. Question d’ADN, si ça se trouve, de prédisposition génétique…
Non, Cornelius Dupree Jr n’a vraiment pas de chance : en plus d’être noir, il est texan. Le Texas, dans le genre, c’est pire que la Californie où même les gouverneurs républicains comme Schwarzie finissent presque par être de gauche. Le Texas, c’est plutôt la country que le doo wop. C’est vrai, la country n’est pas forcément de droite comme les groupes de doo wop ne sont pas forcément noirs. Mais enfin, il y a des tendances lourdes, comme pour la répartition ethnique des détenus dans les prisons américaines.
Le Texas, c’est l’ancien Etat du président Bush junior du temps qu’il était gouverneur. Une sorte de laboratoire. Dieu et mon droit. Dieu et mon flingue. Dieu et ma country. Dieu et ma peine de mort. Dieu et mes lobbies anti-avortement. On ne m’a toujours pas expliqué comment les chrétiens fondamentalistes du Texas s’arrangent avec leur charia blanche : si on respecte la vie au point d’attaquer et de tuer des médecins qui pratiquent des avortements, comment peut-on vouloir envoyer sur la chaise électrique un être humain, même si contrairement à Cornélius Dupree Jr, il est coupable ?
Au moins, en France, quand une femme politique se réclame ouvertement des valeurs chrétiennes, elle est cohérente : Christine Boutin est contre l’avortement, le pacs mais elle est aussi contre la mondialisation sauvage, la peine de mort et même la condition indécente faite aux détenus dans les prisons françaises. Comprenez-moi bien, je ne reproche pas au Texas d’être une quasi théocratie, je lui reproche d’être une quasi théocratie incohérente. Si on décide de mélanger la religion chrétienne et la politique, métaphysiquement, on est soit pour la peine de mort et pour l’avortement, soit contre la peine de mort et contre l’avortement. Bon, après, on peut dire qu’être pour l’avortement et contre la peine de mort est aussi une forme d’incohérence. Sauf si l’on admet que l’on est dans un pays où l’Eglise et l’Etat sont séparés depuis 1905 net que la science, contrairement à la religion, ne considère pas le fœtus comme un être humain.
Trente ans de prison, ça coûte cher au contribuable
Cornelius Dupree Jr n’a pas été condamné à mort. Sinon, son innocence, elle lui aurait fait une belle jambe. En 2000, déjà, un rapport publié par des gauchistes de l’université de Columbia montrait que 68 % des 5 760 condamnations à mort prononcées aux Etats-Unis entre 1973 et 1995 avaient dû être annulées en appel du fait d’erreurs judiciaires. Et c’était avant l’emploi l’ADN dans la révision des dossiers. Mais enfin, trente ans en prison, même si Cornelius Dupree Jr n’a pas accompli les soixante-quinze ans initialement prévu, ça doit coûter cher au contribuable. Je dis ça parce qu’aux Etats-Unis, c’est aussi un argument en faveur de la peine de mort. La peine de mort est moins onéreuse que la perpétuité. C’est devenu très sérieux, comme question économique, la prison aux USA. C’est la première industrie et le premier employeur dans de nombreux états. On commence à la coter en bourse. Il faut dire que 1%, grosso modo, de la population du pays est en prison, ce qui place les Etats-Unis sur un pied d’égalité avec ces deux autres grandes démocraties que sont la Chine et la Russie. De mauvais esprits[1. Par exemple le français Loïc Wacquant dans Les prisons de la misère (raisons d’agir) ou l’américain Mike Davis dans] osent une corrélation entre cette surpopulation pénale et l’absence de prestations sociales aux USA. En gros, plutôt le mitard que le RSA quand il s’agit de s’occuper de la misère.
Il faudrait demander à Cornelius Dupree Jr ce qu’il en pense. Et aussi ce qu’il pense de la politique du « condamné à tout prix », dénoncée par l’association, « Innocence Project » qui l’a fait libérer. Et éventuellement, inviter Cornelius en France pour qu’il apporte sa contribution au débat sur la nouvelle idéologie sécuritaire qui gagne notre République et qui va jusqu’à ethniciser la délinquance sans plus jamais poser la simple question sociale.
Cette question sociale qui n’a rien de commun avec une quelconque culture de l’excuse, ce reproche-ritournelle lancé à tous ceux qui commencent à se demander pourquoi, en matière de sécurité (que l’on ferait mieux d’appeler du beau mot de « sûreté » employé dans La déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789), le bilan de la droite est aussi catastrophique depuis près de dix ans qu’elle est aux affaires. Au point qu’un ministre de l’intérieur n’ose même plus, sans de multiples contorsions, donner un bilan pour la nuit de la Saint-Sylvestre.
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