Tree, la FIAC et l’art officiel


Tree, la FIAC et l’art officiel

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La Foire Internationale d’Art Contemporain a rouvert ces portes au Grand Palais jeudi dernier et le grand raout parisien qui attire, comme chaque année depuis 1974, les personnalités les plus diverses – de Manuel Valls à Zahia en passant par Fleur Pellerin –permet de constater que le marché de l’art contemporain ne connaît pas vraiment la crise. Afin d’inaugurer cette nouvelle édition, la FIAC a passé commande à l’artiste américain Paul McCarthy d’une installation d’art contemporain sur la très chic place Vendôme, qui a déclenché en un peu plus de vingt-quatre heures un petit scandale rassemblant tous les ingrédients qui font les bons thrillers politiques : subversion, mystérieux attentat, campagne de presse passionnée et liberté d’expression menacée. « Un plug anal géant place Vendôme? La structure gonflable de Paul McCarthy déclenche des débats passionnés. » le lecteur un peu abasourdi hésitait à conclure qu’il venait de pénétrer dans la 4e dimension en découvrant cette information capitale il y a quelques jours. Au dire de son concepteur, l’installation de 24 mètres de haut prénommée Tree avait à la fois la forme d’un sapin de Noël stylisé, un peu comme ceux qu’on accroche au rétroviseur pour que ça sente bon dans la voiture, et celle d’un plug anal, un jouet sexuel que l’on a moins l’habitude d’accrocher à son rétroviseur et encore moins de voir exposé dans une version monumentale, faisant de l’ombre à Napoléon sur la colonne Vendôme.

Pour le concepteur de l’oeuvre, le godemichet pharaonique avait pour fonction de questionner, dans son verdoyant gigantisme, « les failles de notre société ». Quelles que soient les fissures douloureuses que l’objet ait eu pour fonction d’évoquer, ce dispositif introspectif à grande échelle n’a pas suscité l’adhésion du grand public, une fois de plus peu décidé à suivre les maîtres de l’avant-garde sur le sentier tortueux de la conception contemporaine, de « merda d’artista » au buttplug géant. Peu après l’inauguration de l’oeuvre, Paul Mc Carthy a été agressé par un buttplugophobe qui lui a collé son poing dans la figure. Le fâcheux, peu sensible à la poésie fondementale du gratte-derrière de Noël, n’a pas eu le sens de l’à-propos: un vigoureux coup de pied au cul aurait constitué un hommage plus vibrant à l’oeuvre de Mc Carthy et un clin d’oeil espiègle à la merveilleuse punchline du groupe Cypress Hill: « When my boot stuck in that ass like a dildo« .

L’affaire du plug anal de la discorde a pris à partir de ce moment des proportions en rapport avec la démesure de l’installation. Dans la nuit du 18 au 19 octobre, une troupe de vandales, sans doute fâchés que l’on ait préféré les courbes rondes et sensuelles du sapin fessier aux lignes droites et épurées du pal pour célébrer la tradition occulte d’insertion d’objets dans le derrière, ont dégonflé le plug anal géant de Paul Mc Carthy qui s’est affaissé sur le sol plus lamentablement qu’une statue de Saddam Hussein déboulonnée par un char américain à Bagdad. Immédiatement, les leaders politiques ont réagi et les téléscripteurs du monde entier ont vrombi. « Paris ne cédera pas aux menaces de ceux qui, en s’en prenant a un artiste ou a une oeuvre, s’en prennent a la liberté artistique », a déclaré Anne Hidalgo, avec des trémolos gaulliens dans la voix. « C’est une atteinte insupportable à la liberté de création », a renchéri Fleur Pellerin, tandis que François Hollande affirmait soutenir l’artiste et son plug anal, « restant aux côtés de Paul Mc Carthy qui a finalement été souillé dans son œuvre », sans que l’on sache trop ce qu’il sous-entendait exactement  là. Arnaud  Montebourg est resté muet pour le moment. L’ancien ministre du Redressement Productif aura sans doute été trop déprimé par les images désolantes du dégonflement criminel pour réagir.

Les auteurs du pluganalicide sont aujourd’hui activement recherchés mais les indices sont plutôt maigres, comme dirait le commissaire Bougret. Interpol et tous les services de renseignements sont sur les dents et Barack Obama, choqué lui aussi par cet acte barbare, aurait proposé au président français de bombarder préventivement les locaux du Printemps Français, dont les représentants se sont réjouis mesquinement du coup de main contre le plug anal, mais il se serait lui aussi dégonflé à la dernière minute. Une piste a toutefois été négligée par les services de police. En effet, d’après le journal 20 minutes, Valérie Trierweiler, au cours d’une soirée un peu trop arrosée au Banana Café, aurait agressée violemment l’une des convives en s’adressant à elle dans les termes suivants : «Je vais te détruire, toi et ton gros porc de Sapin! » La déclaration pourrait bien mettre les enquêteurs sur la piste d’une conspiration occulte qui aurait l’envergure d’un buttplugate menaçant les fondements de l’Etat français. On serre les fesses en attendant d’en savoir plus.

Malgré tout, les défenseurs de l’art et de la subversion ont tort de se lamenter. Car l’affaire du sapin anal a repoussé les limites de l’absurde et ressuscité les grandes heures du dadaïsme. Les vandales responsables de la destruction de Tree sont, tout autant que Paul Mc Carthy, les auteurs de cette magnifique oeuvre d’agitprop virale qui s’est déployée dans tous les médias à la vitesse d’un transit intestinal facilité par une ingestion massive de céréales aux fibres. Le plug était banal jusqu’à ce qu’il soit détruit, c’est en s’affaissant, victime du coup de canif fatal, qu’il est devenu une véritable œuvre d’art, suscitant l’empilement absurde et réjouissant d’analyses, de réactions, de commentaires, de reportages auxquels cet article apporte sa modeste contribution. Jusqu’à présent, on pouvait dire que Paul Mc Carthy avait mené la terne carrière d’un artiste adoubé par le marché de l’art après avoir pris en marche le train de la transgression pipicaca en se peignant le corps de mayonnaise et de ketchup et en concevant des étrons gonflables. Rien de bien nouveau en somme sous le soleil pâlissant de l’art contemporain. Son Tree-plug de la place Vendôme correspondait parfaitement aux critères établis par l’institutionnalisation du ready-made, sacralisant le geste original de l’avant-garde qui détournait ironiquement l’entreprise de muséification de l’art. Tree, avant sa chute finale, incarnait parfaitement cette contradiction de l’avant-gardisme contemporain qui définit la démarche subversive comme une sorte de pédagogie d’intérêt général purement institutionnelle.

On peut s’insurger contre le démontage sauvage de « l’œuvre » de Paul Mc Carthy. Celle-ci, obligatoirement « dérangeante », était surtout d’une pauvreté conceptuelle désolante, empruntant des sentiers mille fois rebattus. Son démontage lui a donné une autre dimension dont l’artiste devrait aujourd’hui se réjouir. Après tout, c’est à travers le petit scandale provoqué par ce dégonflage que Paul Mc Carthy atteint le but que sa pochade anale avait manqué : « montrer les failles de la société », slogan tellement ressassé par bien d’autres avant lui qu’il avait perdu la signification que les réactions imprévisibles du public lui ont rendue. Il est difficile après tout d’imposer dans l’espace public une sorte d’art de la provocation instituée et de s’étonner ensuite que ce même public mis devant le fait accompli fasse preuve de mauvais esprit, de même qu’il y a un certain ridicule à vouloir choquer l’opinion en lui mettant sous les yeux le produit des cogitations de provocateurs qui sont restés bloqués au stade anal depuis trente ans, pour se lamenter ensuite d’avoir enfin réussi à provoquer.

Un chroniqueur commentant l’affaire s’étonnait avec humour que les « réactionnaires » se réjouissant de l’abattage de Tree soient majoritairement au courant de ce qu’est un plug anal. Grande découverte ! Le monde de l’art contemporain se rendrait-il soudain compte qu’Internet existe et qu’il a contribué à tristement ringardiser les saillies faussement audacieuses de Paul Mc Carthy  et des multiples clones qui œuvrent dans le même registre ? Tree échappe aujourd’hui à son créateur et quitte le pauvre domaine de la provocation de service public. L’œuvre a accédé au statut de running joke qui fait le tour du monde, répliquée et détournée à l’infini. Dans son ouvrage sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin constatait que la possibilité de reproduire l’œuvre d’art à l’infini la prive de son statut sacré en la sérialisant. La performance artistique lui a conféré une nouvelle forme de sacralité, puissamment légitimée aujourd’hui par l’institutionnalisation du marché de l’art. Contre-performance aussi grotesque que l’installation de Mc Carthy elle-même, l’acte de vandalisme perpétré sur Tree lui permet d’échapper à la triste fétichisation marchande et à dépasser les limites étroites et consensuelles de la provocation institutionnelle grâce à ce détournement sauvage et involontaire. Grâce au miroir déformant des médias de masse, Tree connaît un destin nouveau et inattendu. Paul Mc Carthy devrait se réjouir : pour la première fois dans sa carrière, il a réussi à dépasser le stade anal.

 *Photo : Francois Mori/AP/SIPA. AP21641850_000008.



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