Si l’immunité collective par la vaccination constitue un objectif hautement louable, le passe sanitaire est loin d’être le meilleur moyen pour y arriver. Au lieu d’imposer des contraintes aux clients des bars et restaurants, l’Etat aurait dû rendre la vaccination obligatoire pour ses propres fonctionnaires et ainsi donner l’exemple.
La France n’en finit plus de gronder au sujet de la dernière décision calamiteuse de notre gouvernement, le passe sanitaire. Disons-le d’emblée : pour surmonter la crise du covid, la vaccination la plus large possible de la population est une nécessité. Qu’on ne compte pas sur moi, médecin des hôpitaux, pour alimenter les rumeurs les plus folles et les racontars les plus puériles. Très efficace, sans danger, peu coûteuse, facile à organiser, préventive et non curative, la vaccination est la seule arme dont nous disposons pour sortir de la crise affreuse qui secoue notre société depuis un an et demi. Les bénéfices attendus sont immenses, les risques encourus infimes : imagine-t-on un seul médicament au rapport bénéfice/risque aussi favorable ? Atteindre l’immunité collective doit être notre Graal, et pour cela il faut vacciner non seulement les personnes fragiles mais aussi tous ceux qui participent à la « vie sociale »… c’est-à-dire à peu près tout le monde ! La vaccination de masse est le seul sésame qui nous permettra de vaincre la maladie et de reprendre une vie normale, remisant au placard restrictions en tout genre, masques et gestes barrière.
L’Etat non-stratège
Mais pour atteindre cet objectif louable, le gouvernement a choisi la pire des stratégies. Son passe sanitaire est une horreur et un scandale. Introduisant la discrimination entre les vaccinés et les non-vaccinés, il déchire le tissu social. Avec ses QR codes et ses applications de traçage, il instaure le flicage électronique généralisé. Faisant reposer les contrôles à l’entrée des lieux d’accueil du public, il multiplie les conflits d’usage. Au lieu d’apaiser et de rassurer, il enflamme les esprits et avive les rancœurs. S’il est bien appliqué dans ses dernières extrémités, notamment dans les bars et restaurants, il détruira les espaces de convivialité de notre malheureux pays et ruinera ceux qu’il était censé sauver. Imagine-t-on un restaurateur obligé de conditionner l’accès de son établissement à la présentation de ce passeport ? Et dans sa version électronique, bien sûr, pour s’assurer du contrôle total des citoyens-moutons ? Les récriminations, les insultes voire les violences n’ont pas fini de ravager nos terrasses !
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Au lieu de l’usine à gaz qu’est le passe sanitaire pour tous, le gouvernement aurait dû cibler les professionnels. Rendre la vaccination obligatoire et effective pour les agents de l’État est à la fois plus facile et bien plus efficace. Les professionnels de la santé et du soin d’abord (ce qui a été fait, à juste titre) ; puis très vite (à la rentrée scolaire), les enseignants, les éducateurs, les policiers, gendarmes, militaires et pompiers, et plus largement tous les agents au contact du public, c’est-à-dire au sens large les fonctionnaires. Les agents du secteur privé à délégation de service public doivent aussi être concernés. Les professions accueillant du public (hôtellerie, restauration, transport, événementiel, sport, culture…) suivraient rapidement. Puis sans doute, grâce à l’émulation, les autres corps professionnels. Et bien sûr, il faut continuer à proposer le vaccin aux personnes « à risque », population majoritairement âgée ou inactive (malades et handicapés), et aussi à toute personne volontaire, quelle que soit sa profession.
Etat, guéris-toi toi-même !
Cette stratégie aurait été bien plus astucieuse, et ce pour plusieurs raisons :
1) Le nombre des personnes visées est très élevé : Il y a en France plus de 6 millions d’agents de la fonction publique (fonction publique de l’État : 2,47 M, territoriale ; 1,015 M, hospitalière : 1,178 M). En y adjoignant les agents du secteur privé à délégation de service public (enseignement, santé, associations…) on augmente encore ce nombre.
2) Les fonctionnaires sont un corps qui est facile à motiver et à contrôler. Ils ont une certaine homogénéité, une loyauté vis-à-vis de leur employeur (l’État) à laquelle on peut faire appel. Au pire, on peut les révoquer pour faute grave, cela ne choquera aucun Gilet jaune !
3) Ils ont un rôle d’exemplarité. Cette exemplarité a été demandée aux professions de santé, ce qui est juste et bon. Mais toute la fonction publique peut être associée à cet effort moral. Dans une crise nationale, demander un effort aux agents de l’État, quoi de plus normal ?
4) En France, les fonctionnaires sont aussi considérés comme des privilégiés. La stabilité de leur emploi les désigne comme disposant d’un statut enviable. En vaccinant systématiquement et obligatoirement ses agents, l’État assume son rôle protecteur et montre à tous ce qui est désirable. Le vaccin est alors vu comme une chance (ce qu’il est en vérité !) et non comme une contrainte.
5) De façon plus large, cibler les professionnels permet de quadriller le pays actif. Cela complète parfaitement la vaccination des personnes « à risque », qui sont en majorité des inactifs.
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6) Cela permet aussi de s’appuyer sur la médecine du travail. Assurer la sécurité des travailleurs et le contrôle de leur aptitude au travail est sa mission. À noter qu’on peut même permettre aux centres de médecine du travail d’étendre la vaccination aux familles des travailleurs, sur la base du volontariat (ce qui a été fait par la médecine du travail des hôpitaux, avec un bon résultat).
7) Cela infuse le vaccin dans toutes les couches sociales. Qui n’a pas dans son entourage un travailleur social, un enseignant, un soignant, un serveur, un guichetier, au sens large un professionnel au contact du public ?
8) Et bien sûr, cela n’enlève rien à la possibilité de vaccination volontaire. Elle doit continuer à être accessible à tous dans des centres bien organisés, les fameux vaccinodromes qui ont fait la preuve de leur efficacité dans la vaccination de masse.
Ainsi il faut cibler les travailleurs et non les clients. Car nous sommes tous l’un et l’autre, alternativement ! Pour son malheur et le nôtre, le gouvernement a choisi le contraire. En cela il est marqué du sceau libéral. Il est bien loin le temps où notre Arlette nationale haranguaient les foules avec sa célèbre apostrophe « Travailleuses, travailleurs ! ». Aujourd’hui, on envisage le citoyen comme un client, pas comme un travailleur. Le drame du coronavirus s’ajoute au drame d’une société qui a oublié que le travail était son épine dorsale, sa structure, sa fondation.
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