Travailleurs détachés : quand le bâtiment s’en va


Travailleurs détachés : quand le bâtiment s’en va

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Sam, aimable jeune homme d’origine africaine, est chauffeur pour Uber, la compagnie de VTC à laquelle on a fait appel pour rentrer au bercail. En bavardant avec lui, on apprend qu’il était jusqu’à récemment ouvrier en bâtiment. Pourquoi cette reconversion ? « Je ne pouvais pas m’en sortir, face à la concurrence de tous les ouvriers étrangers qui cassent les prix », confie-t-il. Lorsqu’on lui fait remarquer que l’arrivée d’Uber sur le marché français menace quant à elle les chauffeurs de taxi, il l’admet volontiers : « C’est vrai, mais il ne faut pas lutter contre la marée qui monte. » Sam n’a donc pas voulu s’épuiser à nager contre le courant. Il a simplement pris acte d’un phénomène contre lequel il ne pouvait rien, et s’est adapté en cherchant lui aussi à tirer profit du changement en cours. En l’occurrence, la libéralisation de la concurrence à l’échelle internationale, et d’abord européenne. Arrivé à destination, on songe à cet effet domino et à la meilleure manière de faire face aux grandes « marées » actuelles et à venir.

En réalité, le problème qui a poussé notre chauffeur à se reconvertir porte un nom précis : « travailleurs détachés ». Une expression qui rappelle ironiquement celle de « pièce détachée », et pour cause : des centaines d’entreprises étrangères fournissent désormais le secteur français du BTP non seulement en matériaux de construction mais aussi en ouvriers qualifiés, à la demande.[access capability= »lire_inedits »] Ces petites sociétés de sous-traitance et autres agences d’intérim pullulent dans les pays du sud ou de l’est de l’Europe, car elles ne sont pas soumises aux mêmes charges sociales, entre autres, que leurs équivalents français. Résultat : une telle concurrence déloyale, fondée sur les différences de législation d’un pays à l’autre, fait des ravages dans notre économie nationale. On estime que ce « dumping social » (en partie légal du reste) représente un manque à gagner annuel de 380 millions d’euros pour la Sécu. Et des dizaines de milliers d’emplois sont directement menacés, dans un secteur déjà violemment touché par la crise.

Comme de juste, l’expression « travailleur détaché » est une invention de notre très littéraire technocratie européenne. Elle est née d’une directive du Parlement européen et du Conseil datée du 16 décembre 1996 – nom de code 96/71/CE – adoptée dans le cadre de « l’abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes et des services ». Et à ce titre, selon Laurent Neumann, ancien directeur de la rédaction de Marianne, qui s’exprimait dans le cadre d’un débat récemment consacré à la question sur RMC : « C’est le sujet par excellence qui donne envie, ou de bonnes raisons, de détester l’Europe, et même qui explique le vote Front national. » Ce à quoi son adversaire attitré, le journaliste Éric « de droite » Brunet lui répondait par une pirouette : « Moi, je suis un type sympa, de gauche, pro-européen, je suis pour qu’il y ait des Polonais qui viennent en France ! » Avant de rappeler plus sérieusement que 300 000 Français bénéficient aussi de ce statut à l’étranger, et d’affirmer que « s’ils n’étaient pas en train de travailler dans d’autres pays, comme l’Allemagne, ils seraient à Pôle emploi ».

Comme toujours, le débat ne saurait se limiter à des positions aussi caricaturales. Officiellement, la directive européenne avait aussi pour objectif de fixer un cadre garantissant une « concurrence libre et non faussée » : limiter le détachement à une durée de deux ans, durant lesquels les travailleurs concernés sont soumis au droit du travail en vigueur dans le pays où ils sont envoyés. A première vue, il d’agit bien d’une concurrence loyale. Sauf que, primo, ce souci d’équité ne concerne que le travailleur, et pas son entreprise, qui reste soumise aux charges sociales en vigueur chez elle. Et que, deusio, ces clauses elles-mêmes demeurent bien souvent théoriques. Depuis une dizaine d’années, suite à l’élargissement de l’Union européenne à partir de 2004, et avec l’adoption de la « directive Bolkenstein » sur la libre prestation de services en 2006, le nombre d’étrangers détachés en France explose. Si la direction générale du travail dénombrait 210 000 travailleurs détachés légalement en France en 2013, Michel Sapin affirmait quant à lui que leur nombre serait « plus proche de 350 000 ». Il y en aurait donc environ 140 000 qui ne sont pas déclarés. Et qui, en conséquence, travaillent dans des conditions – de sécurité ou d’hygiène notamment – et à des tarifs défiant, littéralement, toute concurrence.

Raison de cette dérive ? Le patriotisme économique, c’est chic comme une marinière d’Arnaud Montebourg et choc comme une petite phrase de Marine Le Pen, mais ça a un prix. Une architecte parisienne qui fait régulièrement appel à de petits entrepreneurs du bâtiment nous l’assure : « Je ne fais bosser que des Français. Dans mes devis, pour une journée de travail d’un ouvrier, je compte 150 euros. » Chapeau bas. Parce qu’une entreprise étrangère paie jusqu’à 20 % de charges sociales de moins que ses concurrentes françaises, et peut donc facturer d’autant moins cher. Sans compter, lâche pour sa part un patron de PME du secteur, qu’en France « le salaire horaire minimum d’un ouvrier est d’environ 10 euros et le temps de travail hebdomadaire maximum de quarante-huit heures, alors que des Bulgares ou des Roumains acceptent de travailler pour moins de 4 euros de l’heure, de 5 heures du matin à minuit s’il le faut ». Et d’avouer, désabusé : « Quand le voisin cède à la tentation, comment vous croyez qu’on s’en sort ? On est obligé d’en faire autant, ou de déposer le bilan. »

Vu la santé du BTP français, qui a dû supprimer 25 000 emplois en 2013, et prévoit d’en sacrifier 7 000 de plus en 2014, on comprend que certains finissent par envisager de trahir la patrie des droits du travailleur. Ce sont les chiffres avancés par la Fédération française du bâtiment, puissante organisation professionnelle qui regroupe la plupart des grandes entreprises du secteur. Mais son président, Jacques Chanut, est particulièrement remonté contre les maîtres d’ouvrage qui basculent dans l’illégalité, qu’il qualifie de « receleurs » : « Les travailleurs détachés, c’était la possibilité de faire appel à une main-d’œuvre complémentaire, qui est devenue un modèle économique fondé sur la fraude au détachement. » Lui-même chef d’entreprise, il témoigne : « Tous les jours, on reçoit des mails ou des fax qui proposent des prestations de sous-traitance à des tarifs inaccessibles. Ça déstructure notre secteur et ça engendre des situations humaines inacceptables : tous ces pauvres mecs qui dorment dans leur camionnette, je ne peux plus le supporter ! »

Lorsqu’on s’adresse à des organisations professionnelles dont aucune des entreprises membres n’est cotée en Bourse, on obtient un autre son de cloche. Une représentante de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb), par exemple, rappelle que « les artisans n’ont pas inventé le libéralisme, ce sont les grosses boîtes qui l’ont voulu ». Et s’indigne : « Avant, vous aviez la possibilité de travailler au noir. Alors les ultralibéraux ont inventé les statuts de travailleur détaché et d’auto-entrepreneur. Maintenant, on ne fait pas du noir, on applique la règle ! Et tout le monde est d’accord. » La règle, fait-on remarquer, n’étant elle-même pas toujours respectée, y compris par les petits patrons du secteur… « Tout le monde sait que le travail est trop cher en France. Il y a de plus en plus de contraintes réglementaires, de normes de sécurité, et les charges sont de plus en plus lourdes. Alors soit on abaisse le coût du travail pour tout le monde, soit on devra faire avec ça », tonne la chargée de communication. Ça ? « Chaque fois que vous voyez un ouvrier sans harnais sur un échafaudage, c’est un travailleur détaché ou un auto-entrepreneur. » 

À ce stade, on réalise qu’il serait malhonnête de s’arrêter à un cliché facile : si les petites sociétés locales qui déposent le bilan par centaines dénoncent un « coût du travail » exorbitant en France, les grands groupes qui bénéficient davantage de l’élargissement des marchés ne sont pas tous pour autant des ravis de la crèche aux 28 étoiles. En réalité, tout le monde s’accorde sur ce que le président de la FFB lui-même appelle « la complexification de la vie des entreprises ». Jacques Chanut partage en partie le constat des plus petits acteurs du secteur : « Déjà, les trente-cinq heures ont entraîné un surcoût important, mais à l’époque l’Europe n’était pas ouverte à ce point. Si l’on y ajoute le critère de pénibilité et d’autres mesures encore, les rapports avec les salariés sont de plus en plus complexes. » En revanche, que la concurrence soit plus « libre », il s’en félicite comme tout bon libéral. Simplement, il n’oublie pas la nécessité qu’elle demeure alors « non faussée ». Et ne veut pas excuser la fraude, pointant « une vraie hypocrisie » de nos dirigeants politiques, qu’il accuse de ne pas prendre le taureau par les cornes. « Quand on a bien pleuré, dit-il, rien ne se passe. »

Le député socialiste Gilles Savary l’affirme pourtant : « Seule une réponse nationale permet d’enrayer ces fraudes jugées complexes. » Dès juillet 2013, il s’était attelé à une proposition de loi « visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale », finalement votée un an plus tard, le 10 juillet dernier. Entre-temps, les ministres du travail européens ont signé un accord sur la question du détachement dans le seul secteur du BTP, le 9 décembre 2013. Celui-ci, obtenu à l’arraché grâce au ralliement de la Pologne à la position française sur le sujet, maintient l’obligation de déclaration préalable de détachement par l’entreprise étrangère. Et la loi française, quant à elle, rend dorénavant le maître d’ouvrage responsable de l’obtention de ce document, nécessaire au contrôle. Le non-respect de cette formalité – dont une entreprise sur deux ne s’embarrassait pas jusque-là – est désormais passible de 2 000 euros d’amende par salarié. Et si ceux-ci n’ont pas été payés au SMIC par l’entreprise étrangère, c’est le commanditaire qui devra payer la différence.

Seulement voilà, encore faudrait-il que l’inspection du travail contrôle effectivement ces donneurs d’ordres, qui risquent désormais d’être privés d’aides publiques pour une durée allant jusqu’à cinq ans en cas de fraude. Or ses agents sont littéralement débordés, et un certain nombre de chantiers se déroulent en partie la nuit. Le 27 octobre dernier, François Rebsamen a donc annoncé le « redéploiement » de 175 inspecteurs dans des équipes régionales spécifiquement chargées de ces contrôles. Sous la pression des organisations professionnelles du secteur, il a également annoncé qu’une « carte d’identité professionnelle » obligatoire serait attribuée à chaque travailleur détaché dans le BTP. Ce durcissement accéléré aura-t-il l’effet dissuasif escompté ? En attendant, le 12 novembre dernier, à Bordeaux, les ouvriers du groupe Eiffage, géant français du BTP, manifestaient contre la concurrence déloyale des travailleurs détachés. Motif de leur colère : pour éviter de licencier 700 d’entre eux, la direction leur proposait de travailler quarante-deux heures par semaine au lieu de trente-cinq, sans augmentation de salaire, afin de rester concurrentiels…

On aura beau rafistoler feu nos frontières nationales en réglementant à tout va, le spectre du « plombier polonais » n’a que peu de chances de disparaître sans une harmonisation sociale européenne, elle-même hautement improbable à court terme. Les premiers pays « détacheurs » de salariés en France sont, dans l’ordre, la Pologne, le Portugal et la Roumanie, dont les systèmes de sécurité sociale ne risquent pas d’égaler demain matin le mondialement célèbre « mieux-disant » français. Reste un seul dernier véritable frein au libre-échange frénétique de maçons, de plaquistes et de carreleurs. En dépit de « l’abolition des obstacles » que constituaient jadis nos barrières douanières, un petit entrepreneur toulousain du BTP explique qu’il ne fait pas appel à des travailleurs détachés pour une raison principale : « Les ouvriers espagnols ou portugais arrivent parfois à n’importe quelle heure en vous disant qu’ils n’avaient pas compris, et il est impossible de leur demander comment avancent les travaux ou si un problème s’est posé. C’est ingérable. »

Car dans le secteur du bâtiment comme dans celui de l’hôtellerie ou de l’agriculture, particulièrement touchés par la concurrence de la main-d’œuvre étrangère, une barrière résiste encore et toujours : celle de la langue. Une limite qui n’est ni économique ni politique, mais culturelle ! Attention cependant, en la matière aussi, « l’harmonisation » est déjà en cours. Sur les forums de discussion de sites Internet spécialisés, on trouve quantité d’annonces louches rédigées dans la langue de Molière, ou presque, par des entreprises polonaises ou espagnoles proposant notamment : « Tous travaux de maçonnerie, de coffrage, de menuiserie, pose de chapes, construction de pierre, charpente, plâtrerie, peinture en bâtiment, travaux de finition… » Un effort logique puisque la plupart des annonces de Français précisent, comme celle d’un utilisateur prénommé Anthony : « Je cherche des ouvriers du bâtiment de tous corps d’état, polonais ou espagnols, mais avec un responsable qui parle français. » À défaut de salaires élevés, de conditions de travail supportables et d’une prise en charge de tous nos frais de santé, nous pourrons au moins nous vanter de l’extension de la francophonie !

Travail détaché : légal ou illégal, mais pas loyal

L’Union européenne prévoit depuis 1996 qu’une entreprise peut « détacher » une partie de ses employés, afin de répondre à une commande nécessitant leur présence dans un autre pays membre pour une durée limitée. Dans ce cadre, les « travailleurs détachés » doivent être déclarés par l’entreprise étrangère qui fait appel à eux. Ils bénéficient des mêmes droits et sont soumis aux mêmes obligations que les salariés du pays où ils sont détachés, notamment en termes de : salaire minimum, temps de travail, défraiement, règles d’hygiène et de sécurité… Premier problème posé par ce système : les entreprises qui les détachent, elles, continuent de payer leurs charges sociales dans le pays où elles sont domiciliées. Celles-ci étant plus faibles qu’en France, des entreprises peuvent ainsi facturer moins cher leurs prestations de service. Le détachement de travailleurs venus des pays de l’est et du sud de l’Europe a donc explosé dans certains secteurs, comme la construction, menaçant nos propres entreprises. Second problème : la difficulté de contrôler que les critères prévus par la législation européenne sont respectés a provoqué une importante fraude au détachement : emploi d’étrangers sans déclaration préalable, rémunération au rabais, mépris des règles d’hygiène et de sécurité… La France cherche actuellement à limiter les dégâts de cet appel d’air, alors même qu’elle détache aussi des centaines de milliers de travailleurs à l’étranger.[/access]

*Image : Soleil.

Janvier 2015 #20

Article extrait du Magazine Causeur



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