Le monde de l’entreprise a instauré entre employés un rapport de soumission qui peut aller jusqu’au sentiment de déchéance. Or le travail, c’est l’honneur, l’accomplissement de soi à travers la reconnaissance d’autrui. Fort de cette dignité, on accomplit ses devoirs.
Il peut paraître étrange, dans le monde d’aujourd’hui, de faire appel à un terme aussi archaïque que celui d’honneur. Mais il est irremplaçable pour rendre compte des rapports que les Français entretiennent avec leur travail. Il prend alors le sens que lui donne Montesquieu, qui l’associe aux idées de grandes actions, de distinction, de fierté et de volonté de « chaque personne et de chaque condition » de juger ce qui, la concernant, est honorable.
« Mon mandat, c’est une noblesse, et je veux en être digne de la manière que je déciderai », déclarait François Mitterrand. On retrouve dans ce propos les grands traits de l’honneur : le lien avec la place que l’on occupe dans la société, la noblesse d’un « rang » ; l’obligation d’être à la hauteur de ce rang, d’en être digne ; la volonté d’être seul juge des exigences dont il est porteur. Ces traits sont présents aujourd’hui en France dans le domaine du travail.
Sentiment de déchéance
Il est contraire à l’honneur de plier, par peur ou par intérêt, devant quiconque, supérieur, client ou membre d’un autre service, peut vous faire profiter de ses faveurs à condition que l’on satisfasse à ses exigences. On rencontre, quand l’honneur est satisfait, la vision qu’évoque Michel Crozier : « Les subalternes […] n’auront jamais à s’incliner devant la volonté personnelle humiliante de quelqu’un ; ce qu’ils font, ils le font de leur propre volonté et en particulier ils accomplissent leur tâche en dehors de toute obligation directe. Ils s’efforcent de montrer qu’ils travaillent non pas parce qu’ils y sont forcés, mais parce qu’ils choisissent de le faire. »
A lire aussi : La France a besoin de ses entreprises
L’honneur exige aussi de ne pas déroger en s’adonnant à des activités indignes du rang que l’on occupe. Ainsi un contrôleur de la SNCF, détenteur d’une fonction d’autorité, ne consentira pas, dans un train opéré en coopération avec la Bundesbahn, à servir un petit-déjeuner aux voyageurs de première, tâche qu’il regarde comme servile, ce qui n’est pas le cas de ses collègues allemands. Pour aimer son travail, il faut y associer une dimension de grandeur, faire un « chef-d’œuvre » si on est Compagnon du devoir et du tour de France, trouver une solution élégante et créative à une question technique particulièrement pointue, sauver une vie.
L’honneur est enfin source de devoirs. Quand on parle de statut et de défense du statut, on pense ordinairement à des questions de droits et d’avantages, de recherche de privilèges. Mais l’honneur est aussi à l’origine de devoirs. Songeons aux pilotes d’Air France pris à partie par un journal syndical lorsqu’ils ont menacé de faire grève à un moment où cela aurait eu de sérieuses conséquences pour le pays : « Les pilotes n’ont pas su résister à la tentation. […] Comme si la noblesse d’un métier n’imposait pas à celui qui l’exerce un devoir social autant que professionnel. »
Mais, pourrait-on dire, cette référence à une logique de l’honneur, si ce n’est à ce terme, n’est-elle pas réservée à une France conservatrice, voire réactionnaire, attachée à un passé révolu ? Ce n’est nullement le cas. On la retrouve chez ceux qui s’affirment les plus progressistes. On en a eu un parfait exemple avec la réaction des salariés de Libération, en 2014, à un vaste projet, porté par les actionnaires, de récupération de la marque, mettant en cause leur métier. Il s’agissait de procéder au déménagement du journal tout en utilisant ses anciens locaux pour en faire « un espace culturel et de conférence comportant un plateau télé, un studio radio, une newsroom digitale, un restaurant, un bar, un incubateur de start-up ». Cela aurait permis de créer un « lieu d’échange ouvert et accessible à tous, journalistes, artistes, écrivains, philosophes, politiques, designers » en misant sur « la puissance de la marque Libération ». La réaction des journalistes a été vive : « Nous sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar, pas un incubateur de start-up… » Ils ont dénoncé « le projet des actionnaires […] qui a provoqué la stupéfaction puis la colère ». Ce projet, ont-ils affirmé, aurait conduit à trahir leur métier de journaliste, avec le prestige qui y est attaché, pour ramener Libération « à une simple marque », terme infamant.
A lire aussi : Retraites, un psychodrame à répétition
Cependant, aujourd’hui, un hiatus se creuse pour beaucoup entre cette vision grandiose du travail et ce qu’ils vivent au jour le jour. Et ils ont un sentiment de déchéance.
Exécutants ou professionnels ?
L’honneur exige de rester juge de la manière de traiter les difficultés que l’on affronte. Or, dans l’entreprise d’aujourd’hui, beaucoup doivent sans cesse suivre à la lettre des procédures que d’autres ont conçues et voient leur degré de soumission minutieusement contrôlé à grand renfort d’outils informatiques. Ils ont le sentiment que les concepteurs les ramènent à une condition servile d’« exécutants », alors qu’ils estiment être les seuls à connaître vraiment leur métier. Ce sentiment d’honneur blessé atteint jusqu’à de nombreux cadres autres que dirigeants, qui se heurtent au fait que les décisions d’importance sont prises par les grands chefs et qu’ils sont bons pour appliquer. Ils se sentent traités comme des « sans métier », au bas de l’échelle des rangs.
Simultanément, un sentiment de déchoir s’attache pour beaucoup à l’écart entre le niveau du diplôme qu’ils ont obtenu et celui de l’emploi auquel ils accèdent. Ainsi, il y a quelques décennies, un titulaire d’un master (bac +5) devenait cadre sans problème, mais ce n’est plus le cas. Alors que, dans la France républicaine, ce que l’on « est » est lié au niveau de noblesse scolaire auquel on a accédé, les déclassés ne sont pas traités conformément à ce qu’ils « sont ».
Les entreprises, qui multiplient, au gré de diverses modes, les tentatives souvent vaines de se réformer, de manière à avoir des employés plus heureux, plus motivés et plus efficaces, feraient bien de s’intéresser à la manière dont les Français donnent sens à ce qu’ils vivent et d’agir en conséquence.