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De la transparence à l’ère pure


De la transparence à l’ère pure

D’où vient l’idée saugrenue de riposter à l’affaire Cahuzac par la publication du patrimoine des ministres ? Pourquoi une si mauvaise solution à un problème si grave ? De qui se moque-t-on ? Croit-on, sans rire, qu’une telle obligation aurait permis d’éviter la fraude ? Que cache, que recouvre, que dissimule une telle volonté de transparence ?
Une politique de la trouille. Une décision prise sous le coup de l’émotion collective. Une soumission du temps politique au temps médiatique. Une réduction de la politique aux effets d’annonce et d’image, opportunément présentée par ses promoteurs comme un approfondissement de la démocratie.
Un calcul. Réclamer la transparence, c’est (immanquablement) se ranger dans le camp de la foule avec l’espoir qu’elle vous épargne, mieux : qu’elle vous suive. Quelle meilleure façon de sauver sa tête que de hurler à l’unisson du troupeau qui la réclame ? Comment échapper aux sans-culottes autrement qu’en baissant soi-même son froc ?
Le sacrifice du débat sur l’autel de l’unanimisme. Il en va de la publication du patrimoine des ministres comme de l’appel à un référendum sur la « moralisation de la vie publique » : qui est contre la morale ? Qui ferait campagne contre le Bien ? Que celui qui s’y oppose lève la main, s’il l’ose ! Rien de plus malhonnête que le Désir de moralisation qui vocifère et courtise à la fois, qui s’attribue les bénéfices de la colère tout en flattant la partie de nous-mêmes qui a besoin de croire.[access capability= »lire_inedits »]
Un brouillage de pistes, qui consiste à poser des questions dont on connaît la réponse et à chercher un score à l’irakienne plutôt qu’à prendre le risque de laisser (encore) des plumes dans un débat effectivement contradictoire.
Un subterfuge, un tour de passepasse qui, déplaçant un débat de droit sur le terrain de la vertu, prétend remédier par la sainteté à l’irrespect de la loi, alors que les deux n’ont rien à voir : on peut être un saint et transgresser la loi, comme on peut être un salaud et s’y soumettre (et en temps de paix il vaut mieux avoir le second que le premier à la tête de l’État). Croire que c’est la vertu et non le droit qui permet de lutter contre la corruption est aussi absurde que d’en appeler au Bien pour terrasser le Mal ou de dire « Halte au fascisme ! » pour lutter contre le FN. Il n’en résulte qu’un dialogue de sourds où chacun essaie de crier plus fort que l’autre, dont les médias raffolent et qu’ils appellent « débat ».
L’illusion que les bonnes intentions dispensent de toute autocritique. Montaigne met en garde contre cette illusion quand il déclare privilégier la « manière du dire » sur la « matière du dire » − ce qui ne veut pas dire qu’il préfère l’apparence à la vérité, mais qu’il repère des ressemblances de fond sous des antagonismes apparents. De fait, le taux de démagogie n’est pas moindre chez ceux qui répondent « Tous purs ! » à ceux qui disent « Tous pourris ! ».
L’illusion que la vérité est un palliatif à la défiance et que la transparence est un antidote à l’apparence, alors que la transparence, qui fait apparaître ce qui ne regarde personne, produit plus de soupçons qu’elle n’en dissipe.
Une conception rétroactive de la vérité : si Cahuzac avait été innocent, aucun ministre n’aurait eu à déballer ses petites affaires et tout le gouvernement aurait dénoncé les pratiques de Mediapart (de l’inversion de la charge de la preuve au mépris systématique de la présomption d’innocence), mais comme Cahuzac est coupable, Mediapart est présenté par le Premier ministre en personne comme l’étendard de la presse libre. Autrement dit : le résultat d’une enquête l’emporte sur l’examen des moyens qu’elle met en oeuvre. L’évaluation de méthodes d’investigation souvent douteuses est suspendue non au respect du droit, mais à la nature de ce qu’on découvre.
Qu’importe le flacon, tous les moyens sont bons pourvu qu’on ait la vérité. Or, n’en déplaise à ceux qui, parce qu’ils croient voir quand ils croient savoir, se repassent en boucle toutes les fausses déclarations de l’ex-ministre pour y chercher après coup (dans un froncement de sourcils, une goutte de sueur ou un regard fuyant) les indices de la fourberie, la vérité n’est pas plus rétroactive que la loi. De même qu’on ne peut pas être condamné pour un acte qui n’est pas (encore) délictueux à l’époque où on le commet, on ne peut pas être blanchi a posteriori par la découverte de la vérité, sauf à consentir au dévoiement de l’enquête en inquisition. L’enjeu est essentiel, ici : quand on commence par blanchir le forban qui dit vrai, on en vient, un jour ou l’autre, à emprisonner un innocent par crainte de laisser un coupable en liberté, voire à punir les gens pour un crime qu’ils n’ont pas encore commis.
Une façon paradoxale de blanchir Jérôme Cahuzac lui-même en laissant entendre que, s’il n’a pas tout dit, c’est que la loi négligeait de tout demander, comme si, faute de transparence, Cahuzac n’avait menti que par omission.
Et, dans le même temps, une façon tout aussi absurde de présenter Cahuzac comme l’unique menteur d’un gouvernement par ailleurs irréprochable. En d’autres termes, un art d’absoudre celui sur qui on s’essuie les pieds. Ou de transformer une brebis galeuse en bouc émissaire.
Un acte de contrition. Une façon de se punir soi-même qui accrédite le sentiment général et dangereux que justice est un synonyme de vengeance.
Le retour d’une justice de classe, doublée d’une confusion de l’être et de l’avoir, qui juge les gens sur ce qu’ils sont (c’est-à-dire ce qu’ils ont) et non plus ce qu’ils font. Peu importe qu’on tienne la pauvreté pour une preuve d’intégrité ou la richesse pour un signe de réussite. Dans les deux cas, on est hors sujet : « Dans les pays libres, écrit Tocqueville, où chacun est plus ou moins appelé à donner son opinion sur les affaires de l’État, où la vie publique est incessamment mêlée à la vie privée, où le souverain est abordable de toutes parts, où il ne s’agit que d’élever la voix pour arriver jusqu’à son oreille, on rencontre beaucoup plus de gens qui cherchent à spéculer sur ses faiblesses et à vivre aux dépens de ses passions que dans les monarchies absolues. Ce n’est pas que les hommes y soient pires qu’ailleurs, mais la tentation y est plus forte et frappe plus de monde en même temps, si bien qu’il en résulte un abaissement général dans les âmes. »
La réduction de l’électeur à un consommateur exigeant qui, n’achetant pas n’importe quoi, réclame de connaître le patrimoine de ses ministres comme on veut connaître l’origine de son entrecôte. Traçabilité pour tout le monde.
Bref, une façon de prendre les gens pour des imbéciles, alors qu’il faudrait faire l’inverse. Rien n’est plus immoral, en réalité, qu’une telle invocation de la morale. Quand les électeurs veulent des coupables, quand les dieux ont soif, le premier devoir d’un homme politique est de ne pas étancher cette soif. Vendre de la morale sous la pression des circonstances, c’est vendre son âme à l’électeur le plus offrant.
Heureusement, il existe un double garde-fou à l’obsession frileuse, maladive, démagogique, coupable et donc culpabilisatrice, de la transparence dans les plus hautes sphères de l’État : d’une part, la majorité des électeurs s’en fichent et, d’autre part, les hommes politiques n’y voient, à moyen terme, aucun intérêt pour eux-mêmes. Tant qu’il y aura, à la tête de l’État (ou de l’Assemblée nationale) des gens assez prudents pour ne pas souhaiter que tout le monde sache tout ce qu’ils possèdent, tout espoir ne sera pas perdu. L’incurie des électeurs et la pudeur de leurs mandataires nous préservent encore de la cage de verre où les démagogues de gauche et de droite prétendent s’enfermer sous nos yeux.[/access]

*Photo: Mr. Frantastik.

Mai 2013 #2

Article extrait du Magazine Causeur



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Normalien, agrégé de philosophie. Aujourd'hui philosophe, animateur de radio et de télévision.

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