La « transition numérique » semble devoir être le nouvel horizon indépassable des salles de classe. Malgré ses mauvais résultats, la dématérialisation de l’école est perçue comme inéluctable… et donc désirable.
On parle aujourd’hui de « transition » numérique à l’école, de la même manière qu’on parle de transition énergétique ou de transition démographique. Le terme désuet de « révolution » numérique suggérait encore l’idée d’une emprise humaine sur ces changements – d’un vestige de libre arbitre.
Avec la « transition » numérique, on sait désormais que le processus échappe à tout contrôle et à toute responsabilité. Il est aveugle, impersonnel, aussi inéluctable que le cycle des saisons et les métamorphoses de l’Esprit hégélien. Les tablettes entrent à l’école, c’est un fait irréfutable, il importe dès lors de s’y préparer. Que toute cette quincaillerie puisse favoriser en quoi que ce soit l’apprentissage de la lecture, des langues étrangères et des sciences n’est pas la question (en fait, les expériences dans le monde entier montrent exactement l’inverse). L’important, c’est que le train est en marche, et qu’il ne faut pas le manquer. On risquerait de nous le reprocher. Pire, d’entrer dans la catégorie des passéistes et des réactionnaires, ce qu’une belle âme de notre temps ne saurait tolérer.
« Les technologies numériques permettent de développer la coopération entre élèves et enseignant∙e∙s. »
Ainsi le canton de Genève en Suisse a-t-il couvert ses élèves de tablettes numériques, dès l’école primaire et dans l’enthousiasme médiatique général. Un document officiel met en garde contre les réticences des technophobes chagrins : « Il n’est pas impossible que les options philosophiques, les idéologies politiques, les espoirs et les craintes le disputent à l’analyse des faits. » Passons outre le traitement réservé aux « options philosophiques », rangées du côté des idéologies et opposées comme il se doit à l’analyse des faits. Quels sont, au juste, les « faits » qui rendent indispensable la distribution de tablettes à chaque élève ?
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Échantillon : « Les technologies numériques permettent de développer la coopération, dans l’espace de la classe ou ‘hors-les-murs’, entre élèves ou entre élèves et enseignant∙e∙s. Les compétences sociales et communicatives sont ainsi également mobilisées. » Grâce au tout-numérique, donc, les élèves pourront davantage discuter entre eux sur les réseaux sociaux et développer leurs compétences sociales et communicatives. Bien. Mais de quelles compétences sociales et communicatives parle-t-on ? S’il s’agit de discuter en ligne, c’est une « compétence » déjà développée hors de l’école, et pour le coup même sur-développée ; on peut difficilement parler de plus-value sociale, surtout si la communication est médiatisée par l’écran.
Même les enfants n’en veulent pas
Il y a, bien sûr, une série de faits indiscutables qui tiennent à l’évolution de la société, l’informatisation du travail, les « big data », la dématérialisation générale de l’existence. L’école ne peut pas détourner les yeux. Mais « l’analyse » de ces « faits » pourrait justifier la conclusion exactement opposée, à savoir que l’école doit devenir un espace protégé, 100% sans écran, privilégiant la lenteur, l’attention prolongée, la culture du long terme, l’authenticité des rapports personnels.
Quand je lance mes élèves sur le sujet, ils se révèlent nettement moins enthousiastes que leurs aînés. Ils savent de quoi ils parlent, scotchés contre leur gré du matin au soir à des applications qu’ils détestent mais qui, conçues par une armée de neurologues et d’experts de l’addiction dont il faudra un jour faire le procès (je propose la perpétuité), ne laissent aucun répit à leurs cerveaux dépendants. Bref, ils ne comprennent pas l’empressement des adultes à les soumettre à la drogue dure qui empoisonne déjà le reste de leur existence.
Le numérique, l’anti-matière
Mais puisqu’on nous demande des faits, et pas de l’idéologie, donnons-en ici une liste non exhaustive.
– Le rapport PISA 2015 montre que les pays ayant investi des millions dans le numérique à l’école n’ont constaté aucun progrès notable par rapport aux autres pays. Souvent on note même une baisse des résultats, comme en Espagne ou en Pologne.
– Beaucoup de concepteurs californiens de gadgets technologiques que nos écoles achètent à prix d’or envoient leurs enfants dans des écoles 100% sans écran, et/ou privent leurs enfants de tablettes.
– Après le secondaire, les élèves qui le souhaitent ont au moins cinq ans pour devenir des spécialistes du numérique ou de la programmation. Ils sont mieux armés pour ces formations s’ils sont compétents en mathématiques et en sciences, objectifs amplement atteignables sans numérique, qu’après des années d’approximatifs « projets » en ligne, qui se résument souvent à des recherches sur Wikipédia.
– Tout apprentissage réel repose sur une progression pyramidale, des exercices quotidiens, une confrontation patiente avec la matière et un retour fréquent sur les acquis. Laisser les élèves travailler à un projet en ligne a le plus souvent une incidence négligeable sur leur apprentissage réel.
Qui veut dépenser des millions ?
On en est à s’interroger sur les raisons profondes de l’investissement de tous ces millions en pleine période de restriction budgétaire. Allégeance à l’idéologie du Progrès ? Désir d’une reconnaissance médiatique facile ? Une réponse se trouve peut-être dans le rapport officiel, au détour d’une réflexion qui fleure bon le pédagogisme : « Ces potentialités entraînent bien sûr des modifications importantes dans la relation pédagogique. La figure de l’enseignant que nous lèguent l’histoire et la tradition scolaire est celle d’une source de savoir en surplomb. » Tradition qu’il convient de jeter aux oubliettes, puisque désormais « l’enseignant∙e de l’ère numérique co-construit le savoir avec les élèves ». Au régal des pédagogistes.
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