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Transgenrisme: scission surprise au sein de la gauche américaine

Les « liberals » entrent en "trans"...


Transgenrisme: scission surprise au sein de la gauche américaine
New York, juillet 2017 © Michael Nigro/PACIFIC PRE/SIPA

Les revendications sans concession des ultras de l’idéologie du genre commencent à aliéner une partie de la gauche, plus modérée, qui votait jusqu’ici pour Biden. Le sujet qui divise est celui des changements de genre entamés par des enfants à l’école à l’insu des parents. Même le très progressiste New York Times semble se ranger dans le camp des parents.


Une nouvelle question est au cœur du conflit déclenché par les revendications extrémistes des militants transgenres aux États-Unis. C’est une question qui commence à se poser en Europe aussi. Est-il légitime qu’un enfant mineur – en principe, toujours soumis à l’autorité parentale – puisse entamer, à l’école, une transition vers une nouvelle identité de genre à l’insu de ses parents et sans que ces derniers soient mis au courant par la direction de l’établissement ? Quand un tel cas se présente, l’école constitue-t-elle un espace sécurisé (« safe space ») permettant à l’enfant de se développer selon son gré et à l’abri d’une influence parentale excessivement restrictive ? Ou l’école est-elle plutôt un domaine où certaines pressions sociales et certaines idéologies sont libres d’exercer leur influence sur l’enfant, lui suggérant un changement de genre comme solution à ses problèmes, voire le recrutant à la cause des activistes du genre ? Cette question a été abordée au début de cette année par une enquête publiée par The New York Times. Étonnamment, le journal de référence des progressistes n’a pas pris parti d’emblée pour ceux qu’on croirait, s’efforçant plutôt de présenter une diversité de points de vue.

Les propagandistes trans semblent ainsi insensibles au fait que leur propre rhétorique totalitaire risque d’aliéner de plus en plus de citoyens libéraux

Cette affaire montre un écart qui commence à se creuser entre, d’un côté, les purs et durs de la cause trans et, de l’autre, des citoyens ordinaires qui, du moins jusqu’ici, restaient plutôt fidèles à une gauche socio-démocrate, modérée ou – dans la terminologie américaine – « libérale ».

Famille : permis de démolir

Le 22 janvier, la « dame grise » (surnom traditionnel du New York Times) publie une enquête nourrie par des interviews avec plus de 50 personnes : parents, enfants, représentants du système scolaire, avocats plaidant la cause des parents ou celle des personnes LGBT.[1] L’auteur principale, Katie J. M. Baker, a rejoint le journal en septembre 2022 avec la mission de traiter des conflits sociaux et culturels de notre époque. Ancienne du média de gauche, BuzzFeed, elle a acquis une solide réputation par des articles traitant de cas de viol. Elle est donc tout sauf une réactionnaire. Son article commence par le cas d’une mère en Californie du Sud qui, tombant sur un devoir écrit par son enfant mais affichant un nom inconnu d’elle, a découvert que sa fille vivait sa vie à l’école en tant que garçon depuis déjà six mois. Les autorités lui avait permis de changer de nom, de pronoms et de comportement et n’avaient pas signalé ce fait à ses parents. Selon la politique de l’Etat et du rectorat, l’école n’est pas obligée de divulguer de telles informations. Les parents en question ont vécu l’action – ou l’inaction – de l’école comme un « coup de poignard dans le dos » et considèrent que la décision de changer de genre aurait dû être prise au sein de la famille. Ils ont de bonnes raisons de vouloir participer au processus décisionnel. L’enfant avait déjà été diagnostiquée comme souffrant non seulement d’un trouble du spectre de l’autisme, mais aussi d’un trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité ainsi que d’un syndrome de stress post-traumatique. Maintenant, elle/il demande un traitement hormonal et une ablation des seins. Bien que l’auteur, Baker, ne le précise pas explicitement, il est évident qu’un enfant dans un tel état psychique n’est pas à même de prendre une décision à caractère irréversible, et surtout pas seul. On peut aussi se demander si la dysphorie de genre est le vrai problème et le changement de genre la vraie solution.

Le nombre grandissant de cas similaires oppose deux camps : celui des parents qui, comme ceux interviewés par Baker, se sentent diabolisés par des professeurs prétendant comprendre leurs enfants mieux qu’eux ; et celui des militants qui nient que la famille constitue nécessairement un espace sécurisé pour l’enfant et maintiennent que c’est la faute des parents si leurs enfants ne veulent pas se confier à eux. Certains professeurs se disent obligés de respecter la volonté de l’enfant. Sans doute que certains craignent d’être accusés de transphobie s’ils ne le font pas. D’autres se sentent obligés d’informer les parents des choix des jeunes, comme cette enseignante du Massachusetts qui s’est vu virer de son école pour avoir averti un père du changement de nom et de pronoms de son enfant. Des Etats comme la Floride, l’Arkansas, l’Alabama et la Virginie ont promulgué des lois interdisant aux écoles de dissimuler de telles informations aux parents, tandis que d’autres, comme la Californie, le Maryland et le New Jersey, ont fait le contraire. L’article de Baker raconte la réunion d’un groupe de soutien de parents dans le comté de Westchester, dans l’Etat de New York, en décembre. Leurs témoignages traduisent des interrogations et des doutes aussi compréhensibles que légitimes. Les uns ne sont pas convaincus que leurs enfants soient vraiment transgenres ; les autres pensent qu’il est trop tôt pour le savoir. La plupart révèlent que leurs enfants souffrent de problèmes de santé mentale, notamment de troubles bipolaires et du spectre de l’autisme. Ils se demandent si les jeunes ne sont pas trop influencés par leurs camarades de classe, ou si les enseignants n’encouragent pas les enfants à se méfier de leurs parents. L’article cite l’exemple du dépliant d’une enseignante, dans le Wisconsin, qui informe les élèves que « Si tes parents n’acceptent pas ton identité, c’est moi qui suis désormais ta maman ».

Une nouvelle ligne de fracture

Rappelons que les conséquences de la décision de faire une transition de genre ne s’arrêtent pas à un changement de nom et de pronoms. Il y a trois étapes successives : d’abord, la prise de bloqueurs de puberté, ensuite un traitement hormonal et enfin des interventions chirurgicales. Les militants trans exercent une pression médiatique et de lobbying sans répit pour que ces trois étapes puissent démarrer le plus tôt possible dans la vie d’un individu. Ils ont recours à une forme de chantage : quiconque dresse le moindre obstacle politique, idéologique ou scientifique à ce programme est accusé d’être responsable non seulement des souffrances mentales d’un nombre croissant d’adolescents mais aussi d’une vague potentielle de suicides. Ces militants ont aussi une stratégie pour contrer ceux qui, dans le cas d’un jeune souffrant apparemment de dysphorie de genre, préconisent de remettre la décision irréversible à plus tard en invitant l’enfant à suivre des séances de psychothérapie afin de voir si la transition est la vraie solution à ses problèmes. Les activistes condamnent cette approche comme représentant une forme de « thérapie de conversion », comparable aux pratiques associées à des groupes chrétiens qui cherchent à « guérir » des homosexuels de leur « perversion ». « Tout, le plus tôt possible ! » : tel est le mot d’ordre des trans à propos des soins. Le moindre écart par rapport à cette ligne est condamnable.

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Dans ce contexte d’intolérance généralisée, la question des droits parentaux tend à séparer l’électorat de gauche en deux camps très distincts, les modérés et les extrémistes. Une telle distinction est naturelle, mais on assiste à la désagrégation d’une certaine convergence sur des questions de société qui se maintenait jusqu’ici. Le gouvernement de Joe Biden étant pro-trans, les parents démocrates ou « libéraux » (au sens américain)  qui se sentent exclus par l’école se trouvent obligés de s’allier avec des groupes conservateurs, notamment ceux prêts à entamer des actions en justice contre les écoles. Certains de ces parents libéraux seraient même prêts à voter républicain pour la première fois. Depuis 2020, au moins 11 actions en justice ont été lancées contre des écoles pour avoir prétendument violé les droits parentaux, quoique sans grand succès jusqu’à présent, selon Baker. L’ONG prestigieuse, l’American Civil Liberties Union (ACLU), est fermement acquise à la cause des trans et affirme que les droits des parents n’ont aucun fondement constitutionnel. C’est ainsi qu’une nouvelle ligne de crête s’installe, séparant les adeptes d’un centre-gauche traditionnel des séides des doctrines les plus fondamentalistes.

La dame grise dans le camp du Mal ?

La publication de l’article de Baker, pour modéré qu’en soit le ton, a suffi pour confirmer, aux yeux des puristes doctrinaires, que The New York Times s’était maintenant rangé dans le camp du Mal, celui des transphobes et des extrémistes de droite. Le quotidien populiste, The New York Post, s’est félicité du fait que « même le New York Times a compris la folie de cacher aux parents la transition de leur enfant ».[2] En revanche, du côté progressiste, les condamnations les plus sévères ont salué le travail de Baker. Religion Dispatches, un média numérique consacré aux questions religieuses, a accusé la « dame grise » de tomber dans « le piège anti-trans des « droits parentaux » » et d’être du côté des « bigots » de la droite chrétienne et des TERFS (féministes radicales excluant les personnes trans).[3] Baker a été accusée personnellement de manquer d’empathie et de promouvoir l’attitude de certains parents susceptible de provoquer des suicides d’enfants trans. Rien que le fait que d’interviewer des parents inquiets de leur exclusion de la vie de leurs enfants est coupable. C’est une des raisons pour lesquelles Chase Strangio, le « Directeur adjoint pour la justice transgenre » du projet « LGBT et VIH » de l’ACLU, a fustigé le Times. Pour lui, une autre grande faute de ce dernier réside dans la simple évocation de l’idée que le nombre croissant d’enfants trans puisse être dû à la contagion sociale ou à des troubles mentaux comme l’autisme – une explication qu’il disqualifie comme « capacitiste ». Les militants comme Strangio tiennent le journal pour responsable de l’évolution de lois et de politiques anti-trans. Effectivement, cela fait un certain temps que le Times publie des textes qui, au grand dam des activistes, essayent de montrer une pluralité de points de vue. Deux articles parus en mai et juin 2022, de Michael Powell, co-lauréat du prix Pulitzer en 2009 pour des reportages sur le scandale sexuel impliquant le gouverneur de New York, Eliot Spitzer, ont mis en lumière, de manière apparemment très équilibrée, deux situations où les droits des trans semblent primer sur ceux des femmes (femmes « biologiques » s’entend). D’abord, les concours sportifs de haut niveau où des hommes devenus des femmes conservent un avantage physiologique, même après un traitement à la testostérone. Ensuite, le vocabulaire médical concernant la grossesse et l’accouchement qui, pour amadouer les trans, adhère au langage « épicène », remplaçant ainsi le mot « femme » par « personne qui accouche » ou « corps muni d’un vagin ».[4] Le mois suivant, l’éditorialiste, Pamela Paul, utilise les mêmes exemples pour renvoyer dos à dos les conservateurs opposés à l’avortement et l’extrême gauche pro-trans. Selon elle, les deux groupes sont d’accord sur une chose : les femmes ne comptent pas.[5]

Entretemps, il y a eu « pire » encore. Le 15 juin, une enquête approfondie sur les méthodes de thérapie de genre paraît dans The New York Times Magazine, sous la plume d’Emily Bazelon, une journaliste et auteur ayant reçu de nombreux prix et distinctions. L’article est le fruit de huit mois de travail et de plus de 60 interviews avec des médecins, des chercheurs, et des militants et plus de 24 interviews avec des jeunes. Bazelon constate l’explosion de la demande de soins d’affirmation de genre (gender affirming healthcare – les trois étapes médicales susmentionnées) pour les jeunes, et soulève – avec infiniment de précautions – les rôles possibles dans cette explosion joués par « l’influence sociale » et l’autisme, avant de se pencher sur le travail d’une équipe chargée de rédiger une partie des nouvelles normes de soins de l’Association professionnelle mondiale pour la santé des personnes transgenres (WPATH). Une première ébauche rendue publique préconisait que les jeunes candidats à la transition apportent les preuves qu’ils vivent leur nouvelle identité de genre depuis plusieurs années et stipulait une évaluation psychologique et sociale complète de chaque candidat avant d’entamer un traitement. Cette déviation apparente par rapport à la ligne « Tout, le plus tôt possible » a attiré les foudres des extrémistes ne tolérant aucun obstacle ou délai à la transition et a montré des dissensions même au sein des professionnels des soins transgenres.

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Le 16 juin, PinkNews a donc anathématisé le Times en l’accusant de jouer le jeu des trans eliminationists – ceux qui voudraient « éliminer » les transgenres.[6] Un mois plus tard, Teen Vogue dénonce tous les articles récents du Times (ainsi que de The Atlantic).[7] Les journalistes seraient des acteurs « de mauvaise foi » promouvant la fausse idée – qualifiée ici de bothsiderism – que la médaille a toujours deux côtés et que le journalisme doit toujours évoquer des points de vues opposés. Le message est glaçant : sur la question des trans, il n’y a qu’une seule approche légitime. Aucune forme de reductio ad Hitlerum n’est exclue. Un médecin est cité pour qui les législations anti-avortement et anti-trans relèvent de la « suprématie blanche ». Concernant l’avortement, séparer la cause des femmes des hommes trans est « fasciste ». Limiter l’accès aux soins d’affirmation de genre rappelle l’eugénisme et peut être qualifié par le néologisme « nécropolitique ». Conclusion : le libéralisme (au sens américain) échoue à constituer une alternative au fascisme.

Les propagandistes trans semblent ainsi insensibles au fait que leur propre rhétorique totalitaire risque d’aliéner de plus en plus de citoyens libéraux. The New York Times lui-même n’a pas reculé. Entre l’enquête de juin 2022 et celle de janvier 2023, une troisième, tout aussi fouillée, paraît en novembre, se focalisant sur les bloqueurs de puberté.[8] Ne se contenant pas d’interviewer de nombreux scientifiques dans plusieurs pays, ainsi que des jeunes et leurs familles, les deux auteurs, Megan Twohey et Christina Jewett, encore des journalistes chevronnées (l’une a révélé le scandale autour de Harvey Weinstein, l’autre est spécialisée dans les questions de santé) ont commandité une revue scientifique de sept études conduites au Pays Bas, au Canada et en Angleterre. Les médicaments utilisés comme bloqueurs de puberté sont des inhibiteurs d’hormones utilisés à l’origine dans le traitement de certains cancers, l’endométriose et des cas de puberté précoce. Leur prescription pour des enfants dans le contexte de la dysphorie de genre, bien qu’approuvée par certains organismes médicaux comme l’Académie américaine de pédiatrie et la Société d’endocrinologie, n’est pas fondée sur des études tendant à démontrer l’absence d’effets secondaires négatifs. Sommés par des médecins de demander la validation de l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA), deux fabricants, AbbVie et Endo Pharmaceuticals, ont refusé. Quelques analyses suggèrent que ces bloqueurs soulagent la dysphorie de genre, mais la revue scientifique du Times indique une forte possibilité de conséquences négatives à long terme, notamment sur la densité osseuse des patients. Certains médecins s’inquiètent aussi pour le développement mental des adolescents. L’article note qu’aux Etats-Unis, les bloqueurs sont prescrits parfois dès 8 ans tandis que des restrictions à leur usage ont été imposées en Angleterre, Suède et Finlande. La réaction aux conclusions pourtant modérées et précautionneuses des deux auteurs a été encore un tollé. Une riposte, publiée dans Science-Based Medicine par un médecin et un psychologue non-binaires, rejette l’enquête comme étant ni juste, ni équilibrée, ni fondée sur de l’expertise.[9] L’ostéoporose ne serait que temporaire, et les bienfaits des bloqueurs pour combattre la dépression plus importants que les risques. Et bien sûr, tous ceux qui sont d’une autre opinion manqueraient de crédibilité scientifique !

C’est ainsi que les travaux de toute une série de journalistes au sommet de leur profession, publiés dans un journal politiquement et culturellement de gauche, sont vilipendés de manière hystérique et hargneuse. On note que la plupart des auteurs du Times cités ici sont féminins. Le fanatisme des idéologues du genre tend à aliéner les libéraux et les féministes, autrement dit, un grand nombre de citoyens modérés et de femmes. A force d’intransigeance, les puristes commencent à s’isoler du reste de la société, et le vent commence peut-être, enfin, à tourner. Grâce en partie à la dame grise. Qui l’eût cru ?


[1] Katie J. M. Baker, « When Students Change Gender Identity, and Parents Don’t Know », The New York Times, 22 janvier 2023.

[2] Rédaction, « Even the New York Times sees the madness of keeping parents in the dark as kids transition », New York Post, 23 janvier 2023.

[3] Chrissy Stroop, « But what about the parents? New York Times falls into the anti-trans « parents’ rights » trap », Religion Dispatches, 25 janvier 2023.

[4] Michael Powell, « What Lia Thomas could mean for women’s elite sports », The New York Times, 29 mai 2022 ; « A Vanishing Word in Abortion Debate: « Women » », ibid., 8 juin 2022.

[5] Pamela Paul, « The Far Right and Far Left Agree on One Thing: Women Don’t Count », The New York Times, 3 juillet 2022.

[6] Maggie Baska, « New York Times faces searing backlash for publishing « harmful » anti-trans « propaganda » : « Do better » », PinkNews, 16 juin 2022.

[7] Lexi McMenamin, « The New York Times, The Atlantic, more keep publishing transphobia. Why? » Teen Vogue, 22 juillet 2022.

[8] Megan Twohey, Christina Jewett,  « They Paused Puberty, but Is There a Cost?  », 14 novembre 2022.

[9] A. J. Eckert, Quinnehtukqut McLamore, « What the New York Times gets wrong about puberty blockers for trans-gender youth », Science-Based Medicine, 4 décembre 2022.




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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