Il ne s’agit pas de simples anecdotes ni de regrettables incidents de parcours. PSA contraint de renoncer au marché iranien ; BNP Paribas condamné à payer une amende de 9,8 milliards de dollars au Trésor américain ; Alstom Énergie vendu à General Electric ; diverses sociétés françaises mises en cause pour des pratiques commerciales jugées banales, tout à coup dénoncées et poursuivies par des procureurs américains – et la liste est infiniment plus longue si on y ajoute les PME déstabilisées par des procès à répétition, des vols de brevets ou des attaques en réputation bien échafaudées. Les malheureuses avaient jugé bon de s’aventurer en Afrique, en Asie, aux Amériques, et de payer en dollars !
De quoi s’agit-il ? Banque française, BNP Paribas a réalisé des opérations avec des pays comme l’Iran ou le Soudan qui n’étaient pas à ce moment-là sous embargo européen, alors qu’ils étaient sous embargo américain. Cependant, ces opérations libellées en dollars tombaient sous le coup d’une juridiction américaine – et BNP Paribas affichait une santé insolente après avoir échappé aux effets de la crise de 2007 grâce à une gestion extrêmement prudente. Constructeur français, PSA vendait avec succès des automobiles sur le marché iranien, mais voilà, Chrysler faisait partie de ses actionnaires. L’Iran étant soumis à un embargo américain, Chrysler a exigé que PSA s’y conforme… tout en vendant non pas des voitures, mais des pièces détachées à l’Iran[1. Conflits, « Entretien avec Alain Juillet », novembre 2014.].
Les accusations de corruption ont conduit des procureurs américains à poursuivre les dirigeants d’Alstom, à placer l’un d’eux en quartier de haute sécurité pendant quatorze mois, et certainement contribué à la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric, ce qui place de fait l’entretien des turbines nucléaires françaises dans les mains d’une entreprise étrangère (Alstom paiera néanmoins, en 2015, 773 millions de dollars d’amende au Trésor américain[2. À ce sujet, lire notamment Jean-Michel Quatrepoint, « La vente d’Alstom à General Electric est un scandale d’Etat », Le Figaro, 3 mars 2015.]). Faut-il aller jusqu’à dire qu’un gouvernement socialiste a sacrifié l’indépendance nucléaire de la France ?[access capability= »lire_inedits »] La question est au moins posée, comme elle est posée par la pression croissante exercée sur le Parlement européen en faveur de la commercialisation des OGM, du brevetage du vivant[3. Décision de l’Office européen des brevets de mai 2015 autorisant deux sociétés à breveter des espèces végétales déjà connues et cultivées, simplement pour y avoir identifié des gènes sans invention ni modification d’aucune sorte.], contre la liberté de réemploi des semences[4. Vote du Parlement européen de mai 2015 supprimant la liberté de réemploi et de vente des semences dites « semences de ferme ».], ou encore contre les appellations géographiques protégées, spécialité française s’il en est, qui pourraient bien passer à la trappe du traité de libre-échange transatlantique – attendons un peu pour voir.
Pour prendre la mesure de la guerre juridique en cours, il suffit de rappeler qu’en 2014 les entreprises françaises sanctionnées au titre du FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) ont versé 11,4 milliards de dollars au Trésor américain, plus que l’impôt qu’elles ont payé au Trésor français ! Votée en 1977 après un scandale international impliquant Lockheed Martin et Exxon, cette loi permet de poursuivre toute tentative de corruption d’un agent public étranger dans le but d’obtenir un marché. En 1998, elle a été étendue aux entreprises non américaines suspectées de recourir à la corruption, même si aucune entreprise américaine n’est lésée. Ainsi un Indonésien a-t-il été jugé passible des tribunaux américains pour allégation de corruption de fonctionnaires indonésiens… parce qu’il avait utilisé un téléphone portable équipé d’une puce américaine ! Ainsi une entreprise française est-elle poursuivie aux États-Unis pour présomption de corruption avec un pays africain qui aurait fait l’objet de courriels transitant par un hébergeur américain ! De même, des dizaines d’entreprises se voient intenter des procès pour des faits n’ayant aucun rapport avec les États-Unis, au simple motif que les transactions incriminées sont libellées et réglées… en dollars ! Un simple message, transmis, stocké ou reçu par un serveur situé aux États-Unis, fait tomber une entreprise sous la compétence de la loi américaine ! Vous voilà prévenus ! Les entreprises qui ont recours à des sociétés de conseil et d’audit, à des hébergeurs, à des fournisseurs de « cloud » américains, connaissent-elles les risques auxquels elles sont exposées ?
Il faut noter que l’indigence des États en matière de lutte anti-corruption ou, à tout le moins, leur coupable tolérance dans ce domaine, fournit une légitimité morale inattaquable à l’intransigeance américaine. Si la France savait soumettre ses banques, ses industriels, ses marchands, à ses lois et à ses intérêts nationaux, cela se saurait ! Nul ne peut reprocher au FCPA de ne pas servir les intérêts du commerce. Du reste, ceux qui ont appelé de leurs vœux, légitimé, célébré la globalisation sont mal avisés de se soustraire à ses conséquences : si l’économie est désormais le principe géopolitique du monde, alors le droit est dicté par la nécessité de faciliter les affaires. Vous avez voulu des dollars, vous ne pouvez pas refuser la loi qui va avec.
Le point déterminant, celui qui emporte tous les autres, c’est l’enjeu moral. C’est au nom de la lutte contre la corruption que le juge américain s’érige en conscience du monde et prétend soumettre l’ensemble des relations contractuelles dans le monde au rouleau compresseur de la conformité – non sans quelque provincialisme, au demeurant : comment appeler autrement que « corruption légale » la capacité des sociétés américaines à financer sans plafond les campagnes électorales ? Les relations commerciales relevaient hier du monde des cultures, elles appartiennent désormais à celui du droit. On peut mettre en cause cet impérialisme moral, ou monothéisme du droit. Au motif d’établir partout des pratiques commerciales copiées sur le « modèle américain », la loi peut-elle contraindre les mœurs, abolir l’histoire, la culture et l’appartenance ? L’uniformité du droit peut-elle effacer l’infinie diversité des pratiques et des relations ?
Une pression insidieuse voudrait nous faire croire que le droit d’origine anglo-américaine, la common law, est meilleur pour les affaires que le droit romain, ce qu’aucune étude crédible n’a démontré. En réalité, la théorie des « origines légales » (« legal origins »), promue par quatre juristes américains, comme les fantaisies sur la « bonne gouvernance » entérinées par la Banque mondiale, ou encore les fumeux classements du type « Doing Business », dont la visibilité médiatique est inversement proportionnelle à la qualité statistique, ont tous la même fonction : délégitimer le droit européen, continental, romain, au profit du droit américain, et justifier la colonisation de l’espace juridique national par des lois, des principes et des logiques qui lui sont étrangers.
Conduite par des ONG américaines comme Transparency International, qui rémunèrent avocats et juristes dans le monde, cette offensive habille de grands principes et de haute moralité la volonté de soumettre le monde à l’intérêt national américain. Cette année encore, ces officines ont publié une liste des entreprises d’armement à cibler ; comme par hasard, on y trouve Thales, Dassault, Safran.
Aussi juste et nécessaire soit la lutte contre la corruption, le totalitarisme du Bien made in US menace un bien encore supérieur – la diversité des sociétés, des cultures et des mœurs humaines. Le droit joue un rôle inédit dans la société moderne. Il est supposé organiser la totalité des relations humaines, par le contrat, pour les modalités, et par le marché, pour le prix. Il prétend décider des formes politiques conformes, enjoint aux attardés qui rêvent encore d’État-nation, c’est-à-dire de souveraineté, de frontières tenues et de la capacité à décider qui appartient à la collectivité nationale et qui ne lui appartient pas, d’en finir avec cette forme historiquement dépassée (voir à ce sujet les déclarations de Tony Judt sur le Proche-Orient ou celle du général Wesley Clark en ex-Yougoslavie). Au demeurant, c’est le message que la « communauté internationale » adresse à Israël, avec une insistance désormais pressante. Qui est cet État qui prétend conserver son identité singulière, la défendre et la transmettre ?
L’Europe devrait mener ce débat, qui est un combat. La guerre du droit est déclarée, il faut la livrer, et l’emporter. Et si la première condition est la lutte effective de l’Europe contre les cas manifestes de corruption institutionnalisée, la seconde condition est la séparation de l’Europe libre de l’Amérique, qui entend l’occuper juridiquement. Dès qu’une entreprise repère dans ses activités et son organisation les portes qui donnent accès à la justice américaine, elle doit fermer ces portes, qui sont autant de points de vulnérabilité. Cela signifie couper toute relation avec des prestataires de services, établissements financiers, détenteurs de capitaux, moteurs de recherche, hébergeurs et, plus que tout, bien sûr, avec le dollar. Cela signifie protéger ses comptes, ses messageries, sa mémoire, ses fichiers et ses brevets. Plus aucune entreprise européenne ne devrait utiliser un serveur ou un prestataire américain, admettre des fonds américains à son capital ou employer des prestataires d’audit et de conseil américains, sans savoir qu’elle tombe sous le coup de l’espionnage et du droit américains. Car le Patriot Act fait obligation à un prestataire américain de dévoiler à la justice américaine, et sans en informer son client, toute information susceptible d’intéresser les services de sécurité – et la NSA s’intéresse à beaucoup de choses. L’Europe doit s’allier avec d’autres régions du monde désireuses de s’engager dans la construction d’un système financier, comptable et monétaire indépendant des colons américains. Le mot n’est pas trop fort dès lors qu’il s’agit de l’essentiel – la primauté du politique, c’est-à-dire le choix, par un peuple, de ses priorités et de son destin. Quand l’exigence de « compliance » (conformité) va jusqu’à nomination, au sein d’entreprises françaises, d’agents de l’Amérique – appelés « moniteurs » à BNP Paribas, Total, ou à la Société générale –, cela s’appelle une occupation. Cette occupation a sécrété des collaborateurs, elle doit faire naître des résistants.
J’ai écrit Le mur de l’Ouest n’est pas tombé, parce que des dirigeants européens me faisaient part avec insistance de leur désarroi face à un nouvel ordre – un ordre américain qui s’impose sans débat, sans vote et sans recours. Qu’on ne me soupçonne pas, pour autant, d’antiaméricanisme idéologique. Demain, c’est sans doute à l’intérêt chinois qu’il faudra résister. Aujourd’hui, c’est l’ordre juridique américain qui menace notre liberté, celle de décider de nos lois et de suivre nos principes. Cette alerte est loin d’être anodine. Le droit est en effet la première arme de destruction massive de la modernité. C’est le droit qui affaiblit l’État, le droit de l’individu absolu qui menace la démocratie, le droit positif tiré des déclarations des droits naturels qui détruit la République. La question est donc éminemment politique. Au nom de la facilitation des affaires et de ces notions biaisées que sont la compétitivité et l’attractivité des territoires, excellents moyens pour soumettre le politique à l’agenda du capital, c’est la souveraineté des nations et la démocratie qui sont en question. Nous ne savons plus respecter ces merveilleux édifices juridiques que l’histoire, la culture et les singularités des peuples ont patiemment élaborés. Le droit était la sagesse d’une nation, trésor accumulé de principes, de faits, d’idéaux et de techniques entremêlés. Le droit était un régime de vérité, au cœur de la diversité des sociétés humaines. Le droit globalisé est un droit de nulle part, pour des hommes de nulle part, ou de partout – qui ne se supportent plus nulle part. Le monde même leur est trop petit. Ils rêvent tous les jours de le changer. D‘ailleurs, comme Hannah Arendt l’avait vu, ils le détruisent sans remords et sans retour.
Où est la certitude tranquille d’un Marcel Arland, d’un Jakez Hélias, pour qui leur village était le monde – ou en donnait les clés et, en tout cas, suffisait à leur bonheur ? Et qui sommes-nous, pour oublier que nos lois, cette expression ténue de tant d’expériences, de tant de combats, de tant d’histoires et de mémoires, sont une manière de dire « nous » et de durer, contre la confusion, l’indifférenciation et la mort qu’elles appellent ?[/access]
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*Photo : Sipa. Numéro de reportage : AP21653817_000001.
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