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« Je ne crois pas à un effondrement durable du trafic aérien »

Entretien avec Thierry Cotelle, professionnel dans l'aéronautique


« Je ne crois pas à un effondrement durable du trafic aérien »
Bruno Le Maire présente son plan de relance pour l'aéronautique, ce mardi 9 juin © Eric PIERMONT / AFP

Bruno Le Maire a annoncé ce matin un plan de soutien à l’aéronautique d’un montant de 15 milliards d’euros ! Ingénieur de formation et conseiller régional (gauche républicaine et socialiste) d’Occitanie, Thierry Cotelle travaille au sein d’un grand groupe aéronautique et préside l’Agence régionale de l’énergie et du climat.


Propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Durement affectée par la crise qui frappe les compagnies aériennes, ses principales clientes, Airbus a perdu plus de 480 millions d’euros en trois mois et a déjà annoncé 3 000 licenciements à ses 135 000 employés. 

Thierry Cotelle. Des dizaines de milliers d’emplois seront perdus. Airbus qui, à la veille de la crise, affichait un carnet de commandes exceptionnel, a d’ores et déjà annoncé une réduction de 30 à 40% des livraisons mensuelles et cela pourrait s’aggraver au cours des prochains mois. La plupart des compagnies aériennes ne prendront pas livraison des avions qu’Airbus continue de produire.

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Thierry Cotelle

Cette récession condamne-t-elle les sous-traitants toulousains d’Airbus ?

Pour l’ensemble de la chaîne de sous-traitance, bureaux d’études compris, la production est pratiquement à l’arrêt. Les sous-traitants, qui ont suivi le rythme de 63 A320 (l’avion le plus vendu au monde) qu’Airbus livrait chaque mois, se retrouvent avec un ou deux mois de stocks inexploitables. On va descendre à 40 avions par mois. Et Airbus tend à internaliser la production. Or, le tissu de sous-traitance produit 60% de la valeur ajoutée d’un avion. Dans la région toulousaine, cela inclut des PME, PMI et des groupes équipementiers déjà en difficulté, comme Latécoère qui a décidé de stopper sa production plusieurs semaines durant.

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L’aéronautique toulousaine est-elle trop dépendante d’Airbus ?

Depuis quelques années, les sous-traitants se sont diversifiés commercialement. Mais la crise touche l’ensemble du secteur. Mon groupe, par exemple, est certifié pour fabriquer des pièces pour les constructeurs Boeing (États-Unis), Bombardier (Canada) et Embraer (Brésil), mais ces sociétés se trouvent dans la même situation qu’Airbus… Nous avons donc réduit notre production de 60% à 70% et prévoyons une baisse encore plus importante. Le niveau de production restera très bas au moins jusqu’en septembre.

À l’échelle du Grand Toulouse, que pèse l’ensemble de l’industrie aéronautique ?

Le secteur aéronautique représente 60 000 emplois dans l’aire urbaine toulousaine. Il y a évidemment Airbus et ses sous-traitants, Safran, ainsi qu’un fabricant d’avions moins connu, mais leader mondial sur son marché : ATR, détenu à 50% par Airbus et à 50% par l’industriel italien Leonardo, qui produit des petits avions turbopropulsés particulièrement efficaces sur les courtes distances.

Le ralentissement du transport aérien va-t-il favoriser les petits avions ?

Absolument : avant la crise, les gros porteurs étaient déjà inadaptés ! Il y a quelques années, Airbus pensait que l’avenir était aux grandes autoroutes de l’air, où de gros appareils remplis à plus de 80% transporteraient un maximum de passagers entre les principaux aéroports. Mais les gros porteurs comme le Boeing 747 et l’A380 exigent de coûteux aménagements aéroportuaires, donc des taxes supplémentaires pour les compagnies. Leur production a été stoppée, même si beaucoup circulent encore. Emirates, plus gros acheteur d’A380, étudie la mise au rancart accélérée de cet appareil. On lui préfère des avions plus petits et plus souples d’utilisation.

L’industrie aéronautique va devoir intensifier ses efforts pour la transition énergétique, notamment autour du projet d’avion électrique

Ces petits porteurs permettent-ils de faire le tour du monde ?

Pas tout à fait, mais leur rayon d’action s’est considérablement étendu. Rappelons qu’il existe deux grandes catégories d’avions : les monocouloirs (A320, Boeing 737) et les « long range » (A330, A350, Boeing 787) qui comptent au moins deux couloirs. Les progrès technologiques permettent désormais aux monocouloirs d’effectuer des vols transatlantiques en économisant du carburant. Les produits phares d’Airbus et de Boeing restent donc les monocouloirs.

À long terme, faudra-t-il repenser notre modèle aérien fondé sur le tourisme de masse ?

Je ne crois pas à un effondrement durable du trafic aérien. Nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir nous déplacer. Certes, on voyagera peut-être différemment. Avec le recours croissant au télétravail, la fréquence des voyages d’affaires se réduira encore davantage. Dans les pays occidentaux, je m’attends à une forte pression politique pour réorienter les modes de déplacement, notamment en faveur du train. D’autant que le transport ferroviaire est lié aux marchés publics et bénéficie donc d’une demande toujours soutenue par l’État. La filière ferroviaire de mon groupe est par exemple en train d’embaucher une cinquantaine de personnes sur un site de Vendée.

Si je comprends bien, la crise ne fait que renforcer des tendances déjà amorcées…

Elle va les accélérer. L’industrie aéronautique va devoir intensifier ses efforts pour la transition énergétique, notamment autour du projet d’avion électrique. Les aides accordées à certains secteurs industriels devraient être conditionnées à ce type d’objectif politique.

On sait la Chine très en pointe sur les batteries électriques de voitures. En va-t-il de même pour les avions électriques ?

Pas du tout. Grâce à Airbus, l’Europe a encore une longueur d’avance sur les Chinois qui sont en train de développer leur propre mono-couloir mais n’arrivent pas à le faire voler à la vitesse espérée. Ils sont aussi en retard sur le volet électrique et la pile hydrogène, possible solution déjà testée sur les moteurs auxiliaires.

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Sur la scène industrielle et géopolitique mondiale, qui d’Airbus ou de Boeing est le mieux armé à affronter la crise ?

Juste avant la crise, Boeing avait subi un coup dur, avec l’interdiction de vol de son 737 après deux accidents mortels survenus l’an dernier. En revanche, Boeing conserve une force de frappe beaucoup plus importante qu’Airbus grâce à l’aéronautique militaire. Boeing produit en effet les F-15 et F-18, les hélicoptères Apache et Chinook, et peut compter sur les commandes publiques du Pentagone, ou la force de persuasion de l’OTAN quand l’Allemagne commande ses avions de combat… L’Europe de la Défense n’est pas pour demain !

Les (mauvais) comptes de Toulouse 

Dans la région toulousaine, les ennuis volent en escadrilles. « Les quatre digues que sont Airbus, Safran, Thalès, ATR vont licencier environ 30% de leurs employés. Chaque emploi direct drainant derrière lui quatre emplois indirects, on peut craindre 120 000 pertes d’emplois dans l’aire urbaine toulousaine », prévoit Sarah Campredon, candidate (sans étiquette) à la mairie de Rabastens. Pour l’élue de ce village de 5 600 habitants entre Albi et Toulouse, la saison touristique s’annonce sous les pires auspices. « Le tourisme est très dépendant de l’activité professionnelle. En temps normal, employés, gens de passage et sous-traitants consomment énormément. Avec la crise de l’industrie aérienne, la ville de Toulouse table sur au moins 30% de fermetures de restaurants et d’hôtels ! » Contrairement à sa rivale Montpellier, surfant sur l’héliocentrisme et l’attraction des plages, Toulouse mise sur un tourisme vert qualitatif et gentrifié, qui remplit chambres d’hôtes et châteaux de la région. Rabastens, dont l’église classée monument historique aimante traditionnellement Espagnols, Anglais ou Allemands, pâtira tant du repli général que de l’application des mesures sanitaires. « On est dans une situation absurde : l’Occitanie est la région dont la population est la moins touchée par le Covid, mais connaîtra un sinistre économique absolu », se désole Sarah Campredon.



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est journaliste.

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