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Tracteurs jaunes contre Tartuffes verts et bleus

La colère du monde agricole européen gronde depuis des mois


Tracteurs jaunes contre Tartuffes verts et bleus
Marc Fesneau, le ministre de l'Agricultre et de la Souveraineté alimentaire, lors des Questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, le 23/1/2024 JEANNE ACCORSINI/SIPA

Les agriculteurs français ont suivi l’exemple de leurs collègues allemands en lançant un grand mouvement de révolte pour attirer l’attention générale sur leur sort. En réalité, ils manifestent leur colère depuis longtemps, mais les élites politico-médiatiques n’avaient pas daigné les écouter. Maintenant que les élections européennes s’approchent avec une victoire probable des partis dits « populistes », les institutions de l’UE et les gouvernements nationaux finiront peut-être par comprendre ce qui est en jeu.


J’ai bien aimé écouter Fabien Roussel à la radio hier matin. À tout le moins, je l’ai trouvé convaincant lors des dix premières minutes de son interview avec Sonia Mabrouk, car dès qu’on a commencé à évoquer la future loi sur l’immigration probablement détricotée par le Conseil Constitutionnel, je me suis rappelé pourquoi il était impossible que je vote pour un homme comme lui, sauf s’il se retrouvait face à Jean-Luc Mélenchon au deuxième tour des élections présidentielles.

Fabien Roussel se place résolument du côté des agriculteurs en colère et je trouve qu’il a bien raison. Il a rappelé à juste titre que c’était eux qui nous nourrissaient, et si je me souviens bien du contenu de la pyramide de Maslow, la nourriture, en tant qu’elle répond à un besoin physiologique, est tout en bas de la pyramide, elle en constitue une des bases. Si on peut réfléchir au dérèglement climatique, c’est parce qu’on a le ventre plein. Or, depuis plusieurs années, tout semble être fait pour que nos agriculteurs ne puissent plus assurer leur fonction nourricière, pour que leur labeur ne leur permette plus de vivre eux-mêmes.

Il faut s’entendre sur l’expression « les agriculteurs », qui ne recouvre pas tous les travailleurs de la terre. Il existe dans notre pays des céréaliers ou des viticulteurs riches, voire très riches, qui votent Macron et qui trouvent que le libre-échangisme, c’est formidable, car ils peuvent vendre leur production à un très bon prix partout sur la planète. Je n’ai rien contre eux (enfin, si, un peu, car étant amateur de vin, je ne me réjouis pas de ne bientôt plus pouvoir m’offrir une bouteille de bourgogne tant le prix des appellations de la Côte-d’Or s’est envolé au cours de la dernière décennie, exportation oblige), je me réjouis même de leur réussite qui est le plus souvent le signe de leur excellence ainsi reconnue, mais je refuse que ces exploitants agricoles soient pris comme mètre-étalon d’un monde beaucoup plus vaste dont le quotidien est bien différent. Toutes les activités du monde paysan ne peuvent pas être premium, toutes ne peuvent pas générer de confortables marges et toutes ne sont pas intrinsèquement faites pour être placées dans une situation de concurrence libre et non faussée. Or, les règles qui régissent le monde agricole sont pour la plupart décidées dans l’enceinte du temple du libre-échangisme le plus débridé : le Parlement européen, aiguillonné par la Commission européenne.

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Pour quiconque s’informe ailleurs que dans les médias mainstream, la colère du monde agricole européen gronde depuis des mois et n’est pas une surprise. Mais comme pour les Gilets jaunes il y a cinq ans, il faut que les choses deviennent sérieuses, qu’elles prennent une grande ampleur, qu’elles dégénèrent, voire qu’elles commencent à verser dans l’action musclée, pour que les élites politico-médiatiques daignent, à contrecœur, y accorder une minute d’attention vaguement méprisante. Quoi ? Les gueux ne sont pas contents ? On leur offre pourtant du soja brésilien ou du bœuf argentin à vil prix, de quoi se plaignent-ils donc ? Du prix du gazole agricole ? De la multiplication des normes en tous sens ? Des taxes et des contrôles que leurs concurrents ailleurs dans le monde n’ont pas à subir ? De la transition écologique qu’on leur impose brutalement sans ériger de barrières protectionnistes pour leur permettre de s’y adapter ? Quelle bande d’enfants gâtés, tout de même ! Tout cela, c’est comme pour les migrants, « Wir schaffen das », la Kaiserin Von der Leyen a remplacé Mutti Merkel, tout va bien se passer.

Et pourtant, c’est justement en Allemagne, pays où l’agriculture ressemble plus à une industrie qu’à autre chose, que la lutte contre les directives tant européennes que nationales édictées par la coalition écolo-socialo-bobo dirigée par Olav Scholz, est la plus intense et avancée. Les rassemblements massifs existent depuis des semaines chez nos voisins, et la montée sur Berlin des 8 et 15 janvier derniers était annoncée dès fin décembre, dans le silence assourdissant des médias. Nos voisins germaniques ne sont pas coutumiers des mouvements de grève et de protestation comme nous pouvons l’être en France ; lorsqu’ils vont dans la rue, c’est que l’heure est grave et que le dialogue social a échoué. Comme nos paysans, les Bauern allemands protestent contre la hausse de la taxation sur les carburants agricoles. Mais plus généralement, ils signifient à leurs gouvernants écolos et européistes qu’ils ont compris l’entourloupe de la transition énergétique choisie par leur pays et étendue au continent : les éoliennes et les panneaux solaires, c’est sympathique, mais ça coûte un pognon de dingue et ça marche plutôt mal, avec une électricité devenue hors de prix maintenant que le gaz russe n’est plus disponible. Il y a un an, ce sont les constructeurs automobiles allemands qui avaient fait une petite révolution contre l’Union européenne en ajoutant in extremis une clause dans la loi proscrivant les véhicules thermiques d’ici à 2035, leur permettant de continuer à fabriquer des moteurs à explosion fonctionnant avec des carburants synthétiques.

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Il est certainement trop tôt pour tirer les conséquences des mouvements de protestation de la part des agriculteurs en France comme chez nos voisins, mais on peut déjà noter que c’est un des rares cas où la colère ne connaisse pas de frontières et soit un sujet partagé dans plusieurs pays. Par leurs décisions suicidaires, la Commission et le Parlement européens sont peut-être en train de réaliser un vieux rêve et de faire naître une conscience européenne… contre eux. Les élections qui ont lieu dans cinq mois devraient nous en dire plus. En attendant, les gouvernements nationaux vont avoir beaucoup de mal à continuer à tenir leur double langage habituel, consistant à flatter leur électorat au sein de leurs frontières tout en votant des lois allant à l’encontre des intérêts de leur pays au Parlement européen. Souveraineté européenne et souveraineté nationale sont difficilement compatibles, il y a là un « en même temps » hypocrite que les électeurs pourraient finir par sanctionner. Et ce ne serait sûrement pas un mal pour l’Europe, qui gagnerait à quitter les postures hors-sol de ses dirigeants et de ses fonctionnaires pour se réenraciner dans les réalités de celles et ceux qui l’habitent et la font vivre.



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