Depuis lors, ça va de soi, nos intellectuels organiques ont eu le temps de changer plusieurs fois d’erreur : « Bien sûr que j’avais tort d’être mao, disent-ils, M. le Commissaire ; mais à l’époque, j’avais raison d’avoir tort ! » Tel est l’ultime effort dont ces gens-là sont capables en matière de « travail de deuil » (ou plus précisément, en l’occurrence, de « devoir de mémoire-d’un-âne »). Simon Leys, quant à lui, n’a tiré de cette affaire qu’une leçon, mais définitive : il s’est réfugié en Australie, patrie de tous les criminels – et n’en revient que de temps à autre, en touriste…
Son véritable antipodisme est intellectuel : le plus grand plaisir de cet Alceste rieur est de prendre à contre-pied les jobarderies à la mode – et Dieu sait que ce n’est pas un emploi fictif ! C’est en comprenant comme personne avant lui, et quasiment de l’intérieur, la civilisation chinoise, que Simon Leys a atteint à l’universel. Pour cet honnête homme au sens du XVIIe siècle (s’il en est un autre), découvrir Confucius ne pouvait que conduire à se pencher sur les cas du Bouddha, de Socrate et de Jésus ; vous savez, ces glands qui, contrairement à BHL et Onfray, n’ont jamais rien écrit… Ce que je ne saurais faire en revanche, c’est vous décrire le charme de la prose leysienne (si c’est un néologisme, c’est la faute à l’époque !) Pour vous donner quand même une idée, imaginez un bouquin écrit à trois mains par Chamfort, Chesterton et Simone Weil.
Reste une question : pourquoi Simon Leys n’a-t-il pas été mis au pilori par Daniel Lindenberg et le Nouvel Obs dans leurs récentes Croisades de gueux contre les « nouveaux réactionnaires » ? Deux hypothèses : l’inculture (« Il est toujours vivant, Simon Leys ? ») ou la culture (« On l’avait pas tué y a 37 ans, Simon Leys ? »). A vous de ne pas choisir. L’Histoire, si du moins elle a un sens, retiendra forcément le nom de Simon Leys. Après Soljenitsyne, il reste Médaille d’argent du lancer de pavé dans cette mare aux canards décapités où la « classe intellectuelle » de la deuxième moitié du XXe siècle s’est vautrée avec délectation.
Dans Les habits neufs, Leys dépeint avec la cruauté qui s’impose les avatars chinois d’une démocratie devenue folle. Or ce phénomène, la France le connaît bien, pour en avoir montré la voie au monde ! Tout chauvinisme mis à part, force est de reconnaître que, sans notre bonne vieille Terreur, il n’y aurait pas eu cette Roue rouge qui a broyé consciencieusement, soixante-dix ans durant, dans leur chair et dans leur âme, les Russes comme leurs vassaux. Pas non plus, sans doute, sa réplique, au sens tellurique du terme, le nazisme. Ni bien sûr le très kitsch et très gore « remake » chinois de la Révolution d’Octobre. C’est en tout cas ce qui ressort, à mes yeux, de l’œuvre de l’admirable Soljenitsyne, que je tiens pour le Prophète du XXe siècle – au risque de choquer mes amis intégristes (catholiques).
Notre culpabilité occidentale, si elle a lieu d’être, devrait porter moins sur la colonisation et l’esclavage – qui sont loin d’être nos apanages – que sur le « péché originel de l’Occident », tel que Soljenitsyne le décrit dans son fameux et scandaleux discours de Harvard (8 juin 1978). Un péché qui consiste, au fond du fond, à faire comme si l’homme pouvait vivre seulement de pain ; comme si une nation, un peuple quels qu’ils soient, et aussi riches qu’ils croient être, pouvaient survivre en se passant de valeurs autres que boursières. Je ne voudrais pas passer pour exagérément optimiste (en vérité, je réserve mes « divises surprises » pour l’au-delà.) Pourtant, il me semble que depuis Soljenitsyne, et sans doute aussi grâce à lui, l’esprit public a commencé de se ressaisir. Wishful thinking, direz-vous ? A vous de juger ! Toujours est-il que, de ma jeunesse à nos jours, j’ai cru observer comme un éclaircissement du paysage intellectuel – infiniment lent certes, comme une course d’escargots paralympique, mais sensible quand même.
Il y a trente ans, figurez-vous, j’étais en hypokhâgne à Louis-le-Grand. « Toute une époque ! », comme disait ma grand-mère. Plutôt un univers parallèle, autant qu’il m’en souvienne (comme disait Proust) : sur une classe de trente-trois glands, on comptait seulement trois « contre-révolutionnaires » (dont un libéral friedmanien et un gaulliste-de-gauche). Tout le reste – hormis les inévitables « sans opinion », qu’ils soient d’origine végétale ou minérale – n’était que maoïstes, trotskistes ou, dans le meilleur cas, anarchistes (dindons dandys tout de noir vêtus, avec bottes et Kropotkine assortis – prétentieux, mais gentils.) Allez, je vous ennuie avec tous ces souvenirs à la général Dourakine – si, si, ne protestez pas : je me connais (et vous aussi, je vous connais !). Au-delà de l’anecdote, mon idée est simple : au fur et à mesure que se dissipent les chimères – qu’elles s’intitulent gnose, nominalisme, Lumières, positivisme, humanisme, athéisme, scientisme, libéralisme, marxisme ou surréalisme – forcément l’horizon s’éclaircit.
Astronomes en culottes courtes, les maîtres-à-penser en fonction durant les soixante dernières années étaient fascinés par la trompeuse brillance d’étoiles mortes en fait depuis des siècles ! De nos jours, il faut vraiment être un forcené (Onfray) ou un rentier (BHL) de l’errorisme intellectuel pour continuer à se tromper sur tous les sujets avec cette régularité métronomique. Entre-temps, la plupart de nos « beaux esprits », ont eu, eux, tout le loisir de changer d’erreur plusieurs fois – au risque même parfois pour les meilleurs d’entre eux, de tomber par hasard sur la Vérité.
– Mais qui es-tu, Zilba, pour parler avec une telle assurance de la vérité ? Et d’abord, qu’est-ce que la Vérité ?
– Mille pardons ! Pour les commentaires, je laisse donc le clavier aux Ponce-Pilate de service…
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