Les éditions Montparnasse éditent « Tout peut arriver » dans une version haute définition, le premier film du parolier, écrivain, journaliste et homme des médias, dernier représentant de la grande presse.
Tout peut arriver ! Mais il aura fallu être sacrément patient durant ces longues années, plus d’un demi-siècle. Nous sommes enfin récompensés. Car il nous tardait de voir dans son intégralité et avec une bonne qualité d’image, ce témoignage visuel et sonore d’après mai 1968, ses tâtonnements esthétiques et sa féroce fraîcheur, le phénomène Luchini dans sa juvénile exubérance et un Paris déjà en voie de transformation architecturale.
Claude Mauriac n’a-t-il pas écrit dans le Figaro Littéraire à propos de cette constellation d’images : « c’est sublime mais du plus familier et du plus quotidien. Ce que dans ces belles et sobres images l’éphémère implique d’éternité ». Je ne suis pas très objectif, je tiens à l’avouer tout de suite, j’aime le cinéma de Philippe Labro, son manichéisme classieux et son romantisme arriviste, son goût appuyé pour les puissants et les femmes au regard absent, sa vénération pour l’actualité à chaud et son américanisme de campus à la sauce preppy. Je n’ai pas peur de le dire, j’aime L’Héritier, L’Alpagueur ou encore Rive droite, rive gauche. Il est l’un des rares cinéastes à avoir su filmer la froideur des hôtels particuliers, les diplomates levantins à Rolls-Royce et à mocassins à pampilles et les call-girls faussement affranchies, tout un fumet vaporeux délicieux. J’aime ce folklore-là. Nous étions nombreux à attendre dans une version restaurée en HD la ressortie de son premier film. Il était bien passé, un jour, à la télévision sur une chaîne de la TNT. Puis, plus aucune trace. Quelques captures d’écran circulaient sur le net mais à mesure qu’on allait l’oublier, les cinéphiles de la bande du Drugstore en firent un objet d’adoration. Le culte naît de la contingence. Parce qu’on peut tout reprocher à Labro sauf son sens de l’observation, son œil capture tout.
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Quand Labro film l’année 1969, il encapsule l’air de son époque comme nul autre réalisateur. Tout est authentique et certifié, les bagnoles, les costumes, les coupes de cheveux, les menus des restaurants, les comptoirs de banque et les addictions. Ce long (court) métrage de 1 h 19 mn, encore assez artisanal dans la forme n’en possède pas moins la grâce des jouets patinés. Malgré quelques imperfections techniques mineures, on suit avec plaisir la déambulation de Philippe Marlot (Jean-Claude Bouillon), grand reporter et double de fiction de Labro dans une France qu’il ne reconnaît plus. Il arrive des États-Unis, il a couvert des conflits sanglants. Instable et tempétueux, cherchant maladroitement son chemin dans l’existence, Marlot est imprégné de toute une mythologie du journaliste à succès. Sombre et bagarreur. Jouisseur et mélancolique. Il est une caricature de détective privé, il est imbibé de cinéma US, il porte des santiags et le trench-coat clair, il séduit ses rédacteurs en chef et les étudiantes étrangères de l’université de Dijon. Il est le représentant d’un monde en décomposition. Il est naïf et poseur, et cependant on ne peut pas lui reprocher d’être insincère avec les autres.
Sous le prétexte de rechercher Laura, son épouse disparue, il voyage en auto-stop et rumine des thèmes chers à Labro que sont les icônes des yéyés en phase terminale de vedettariat, les parties fines dans les légations des beaux quartiers, la drogue qui s’empare de la jeunesse, les idéologies boursouflées, le souvenir de la guerre d’Algérie, l’apparition d’un héros pré-houellebecquien, le cadre en rupture familiale et pris par le dégoût de son existence vaine, un dandysme du samedi soir, des boîtes de nuit à la Régine et les petits matins patibulaires. Sur une partition musicale signée Eddy Vartan, « Tout peut arriver » a le charme des premières fois, il sonne juste même dans son égocentrisme fleur bleue. Labro dit dans le très instructif bonus qui dure 35 minutes que le casting est primordial dans la réussite d’un film. Et Labro sait choisir ses acteurs, même pour une apparition fugace, le name-dropping et l’entre-soi ne lui font pas peur. On croise Chantal Goya dans une aérogare, Catherine Deneuve au chignon structuré et à la merveilleuse diction fracassante, l’excellent André Falcon, la jeune débutante Catherine Allégret, l’oublié Jacques Lanzmann, la sublissime Prudence Harrington et puis Fabrice, l’apprenti-coiffeur kierkegaardien en blazer et Solex. De toute façon, un film où les hommes ont le souci de cirer leurs semelles en cuir comme Vittorio de Sica demeure un film de référence.
Tout peut arriver – DVD – Éditions Montparnasse
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