Selon Alain Finkielkraut, l’expression « Tout était mieux avant » est « frappée de ridicule » et « la nostalgie criminalisée » (Le Club Le Figaro Idées). Pourtant, le passé nous montre souvent que notre société, loin de progresser, a régressé dans un certain nombre de domaines.
Comme ma réaction immédiate me porte à approuver sans nuance ce regret du passé, je voudrais tenter de questionner le plus honnêtement possible ce « tout était mieux avant » pour faire le départ entre une conviction assurée ou un réflexe seulement conservateur.
Il me semble déjà qu’une telle nostalgie, si elle était globale, serait absurde dans la mesure où il est évident que des progrès considérables ont été accomplis dans, par exemple, les domaines scientifique et médical.
De tels progrès, d’ailleurs, qu’ils pourraient faire encourir le risque, par une volonté de recherche dévoyée, d’un transhumanisme, d’une obsession de défier les limites de notre corps et de notre finitude.
Cette évidence rappelée – le temps qui passe est un allié dans l’approfondissement de nos connaissances objectives au sens large -, je n’ai aucun scrupule à déclarer que « c’était mieux avant » dans tous les aspects de la société, l’évolution de l’art, la richesse de la culture, le courage politique – tout ce qui se rapporte à des tendances d’affaiblissement et d’appauvrissement contre lesquelles on a du mal à se battre parce que beaucoup les jugent inéluctables.
Pourtant, même face à ce constat dont la réalité nous affecte chaque jour, dans notre humanité, nos familles et notre condition de citoyens, il me paraît prudent de nous interroger afin de déterminer s’il y a bien en effet une décadence partout où je l’ai ciblée ou si notre perception négative ne résulte pas d’une approche nourrie d’hier et par hier, de notre inaptitude à concevoir que le fil du temps puisse être, même dans ces domaines aux antipodes des enseignements scientifiques et progressistes.
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Pour certains, la société a changé et c’est tant mieux. Ce dont nous déplorons la perte, pour eux a été remplacé par d’autres modes, d’autres formes, des transformations ouvrant des perspectives réjouissantes pour le futur. Par exemple, si la culture classique a disparu, si l’écriture et l’oralité sont dégradées, ce n’est pas grave puisque les jeunes gens ont d’autres capacités, d’autres talents et que l’ordinateur et les réseaux sociaux les auraient rendus aussi vifs, voire davantage, que tous ceux enkystés dans une ancienne manière de penser, de sentir, d’écrire et de parler. Dans un ancien monde quand le nouveau serait riche de promesses et le refrain du déclin une facilité paresseuse.
Si je ne méprise aucun de ces arguments, je ne les crois pas exacts. Et j’estime désespérée l’apologie des temps actuels par rapport à des périodes qui justifient implacablement le « c’était mieux avant ».
Prêchant pour ma chapelle, je crains que la relégation des humanités, avec le caractère universel des matières qu’elles abordaient et la culture qui leur était consubstantielle, ait favorisé une réduction de la curiosité et des appétences intellectuelles en donnant une place prédominante aux approches techniques et au pragmatisme. Ce n’est pas soutenir que ces processus ne correspondent pas à un certain type d’intelligence mais constater qu’ils relèvent de spécialités et échappent donc à une plénitude qui constituait le monde ancien comme un modèle.
Pour ma part, dès la première phrase d’un interlocuteur et bien davantage lors d’un échange nourri, il est facile, sans me tromper, de déterminer ce qui l’a formé et qui l’a instruit, si les humanités, les langues anciennes, la philosophie, l’Histoire et la littérature l’ont structuré ou seulement un terreau scientifique spécialisé ayant ses forces et ses avantages mais limité dans son ouverture au monde et son appréhension des autres.
Les humanités, c’est probablement la porte la plus efficace pour accéder à l’humanité. De même que lire Marcel Proust est sûrement l’accès le plus direct à la vie dans ses composantes les plus complexes et aussi les plus simples (contrairement à ce qu’on prétend).
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L’argumentation qui suit est délicate mais je soutiens qu’au fil du temps, des vertus essentielles, à force de n’avoir plus été assez mises en œuvre singulièrement et collectivement, ont quasiment disparu et ont conduit des institutions capitales pour notre pays à péricliter.
L’autorité qui a déserté l’État, c’est une faiblesse qui s’est prise pour la norme. La fermeté et la rigueur qui n’ont plus cours à l’école, c’est l’enfance et l’adolescence qui sont blessées et sans doute mal préparées à leur avenir. La culture, l’art, enkystés dans la personnalisation du créateur, c’est l’universel qui est saccagé et le consensus fondamental et exemplaire suscité par les grandes œuvres classiques qui est mis en pièces. La vulgarité, le mépris, la faillite de l’écoute qui pullulent en politique, dans les médias et sur les réseaux sociaux, c’est la superbe intercession de la communication – entre soi et les autres, entre les citoyens, entre ceux qui dirigent et ceux qui sont gouvernés, entre la parole publique et les multiples et parfois contradictoires attentes du peuple – qui est gravement endommagée.
Oui, si tout n’était pas mieux avant, il n’est pas faux de déplorer l’effacement d’un certain nombre d’indiscutables supériorités d’hier par rapport à aujourd’hui.
À une double condition.
Que nous ne soyons pas amers dans notre ton mais persuadés qu’il suffirait d’une authentique audace politique approuvée par la majorité des citoyens (ils n’espèrent que cela !) pour qu’une part exemplaire du passé revienne dans notre présent et soit restaurée. Pour notre plus grand bien.
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