Maupassant était fasciné par le cimetière Montparnasse. Il associait cette « nécropole des morts » à la frénésie inversée d’un Paris souterrain, à la couleur particulière des rayons automnaux et à son insurmontable goût pour la flânerie. Le « Mauvais Passant », tel qu’on le surnommait, faisait déambuler ses héros amoureux dans ces allées où le temps semble se suspendre. La Toussaint est le moment particulier où les vivants rompent la quiétude des lieux. Cette tradition est ancrée dans l’immémorial. Elle recouvre des rites familiaux et ancestraux. Si, aujourd’hui les jeunes générations y sacrifient moins que les anciennes, il n’en reste pas moins que ces retrouvailles programmées avec les disparus restent vivantes. On peut penser que la transmission s’effectuera avec le temps, par passage de témoin.
La Toussaint arbore en effet une signification autre que celle du chiffre d’affaire des grossistes en fleurs ou du nombre de pots de chrysanthèmes vendus. Pourtant, chaque année les journaux télévisés s’ouvrent sur une perspective économique, puis déplorent la perte de cette tradition. Ainsi, depuis cinq ans, les obsèques religieuses ont reculé de 5%. La pratique catholique s’enfonce dans la désuétude. Les jeunes se désintéressent de l’hommage symbolique aux défunts symbolisé par le dépôt de fleurs. En outre, de moins de moins de funérailles sont célébrées par des prêtres mais par des diacres ou des laïcs. Le recul de la foi catholique se manifeste par la crise des vocations. Peu de jeunes sont attirés par la prêtrise. Aussi, les obsèques religieuses pâtissent-elles de cette désaffection. Pour un croyant, cela signifie beaucoup.
Au-delà du marasme institutionnel de l’Eglise Catholique en France, la Toussaint offre la survivance, au sein de la modernité, du besoin de se recueillir et de se souvenir des êtres aimés que l’on a perdus. Elle correspond à une pause où l’on se retourne sur le passé. Le souvenir des disparus supplante alors momentanément le présentisme effréné du quotidien où les morts n’ont pas leur place. Ce moment privilégié coïncide avec les réunions de famille où les liens entre générations sont resserrés. La mémoire familiale marque un désir de continuité qui transparaît par ce pèlerinage au cimetière à la fois intime et public.
Par là, arpenter sous la pluie ou sous les faibles rayons du soleil d’octobre les allées du cimetière, c’est perpétuer chaque année les vieilles coutumes transmises par ses parents. Cachés derrière les sépultures, arrosoirs, petits râteaux, bidons remplis d’eau, témoignent que l’entretien de la tombe familiale coïncide avec celui du souvenir des défunts. Le symbole du retour annuel sur le lieu où repose leurs dépouilles ou leurs cendres renvoie à sa propre finitude.
Face à la dalle mortuaire parée des colifichets d’usage « A notre sœur », « Souvenirs » et leurs variantes, l’humilité point. A contrario, la famille faulknérienne des Sartoris accrochée à l’ancêtre glorieux et à sa statue trônant au-dessus du caveau familial fait écart. Là, il ne s’agit pas d’être digne d’un ancêtre prestigieux mais de perpétuer une suspension éphémère du temps. Les lieux et les objets qui restent viennent au secours de la mémoire défaillante. La lignée s’interrompt parfois. Lorsque l’on arpente les allées des cimetières, l’on ne peut s’empêcher d’avoir le cœur serré en voyant des concessions à l’abandon, dont les noms gravés sont à peine visibles, et succombent déjà sous les assauts du temps.
Inscrire son nom sur une dalle mortuaire, c’est un acte de rébellion passif contre le temps, c’est prétendre à une trace passagère, à une éternité temporaire. Tant que la lignée est vivante, succèderont aux défunts, d’autres défunts de la même famille et cela signifiera magistralement la continuité. Les sépultures qui s’érodent rappellent que viendra un jour où plus personne ne se rendra sur la tombe et où son oubli définitif sera avalisé par l’installation de nouvelles tombes présidant ainsi à l’éternel recommencement. Il y a des lignées humbles qui s’éteignent dans le silence et non pas dans le fracas faulknérien. Inscrire son nom quelque part, c’est la première des actions que l’on effectue machinalement, c’est aussi une aspiration secrète et humble, qui culmine parfois dans l’excès : être suffisamment grand, avoir changé suffisamment les choses pour que votre nom soit inscrit au Panthéon de l’Histoire et qu’il traverse le temps plus longtemps.
Loin de ces considérations romantiques, le balai des anonymes perdure au long des années et s’étend sur toute la semaine de la Toussaint. Il emporte avec lui des cortèges de souvenirs que l’on conserve comme des trésors éphémères. Les nécropoles urbaines, immenses négatifs de la ville, alternent avec les cimetières minuscules des villages, perchés parfois sur des cimes auxquelles l’on accède seulement grâce à des routes accidentées et sinueuses. Le pèlerinage redevient voyage. Et, au détour de la dernière épingle, l’on découvre sur le plateau l’église solitaire qui abrite les ouailles défuntes qui se blottissent contre ses murs. Revenir tous les ans devant la tombe familiale, c’est renouer avec un lieu familier, un bout de terre qui appartiennent à ceux de votre sang. C’est réentendre le craquement familier des feuilles mortes, c’est s’étonner de reconnaître le grincement de la grille rouillée, c’est retrouver le goût de la flânerie, c’est s’apercevoir que tout est resté à sa place. Et au-delà des angoisses métaphysiques et universellement partagées, l’on se surprend à éprouver un paradoxal réconfort. Quels qu’aient été les aléas de l’existence, notre dépouille sera inhumée auprès des nôtres. Cette certitude apaisante participe de la perpétuation de l’empreinte familiale. La Toussaint produit chaque année un petit miracle, une bulle d’éternité qui fait sens.
*Photo : ALFRED/SIPA. 00483175_000014.
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