Autant le dire tout de suite : Bagdad n’est pas près de devenir un lieu de week-end, même pour amateurs de sensations fortes. Ni même sans doute un endroit où il fera bon venir relancer l’avenir d’une PME familiale armé d’un épais carnet de commandes. Pourtant, le week-end de la Toussaint, c’était l’objet de la croisière aérienne médiatique organisée par la compagnie Aigle Azur, qui rouvrait fièrement la ligne Paris-Bagdad, avec un vol inaugural plein de journalistes, d’hommes d’affaires et même d’une ministre, Anne-Marie Idrac.[access capability= »lire_inedits »]
Bon timing : la Toussaint, c’est mort sur le plan médiatique. Excellent plan com’ : il s’agit de montrer que la France veut exporter et reprendre pied après la guerre dans un pays en reconstruction, grâce à une compagnie aérienne qui n’a pas froid aux yeux. C’est l’occasion pour le jeune et sarkozyste ambassadeur de France en Irak, Boris Boillon, de montrer son sourire ultra-bright et d’affirmer son volontarisme sur toutes les chaînes d’info continue. Evidemment, personne ne peut prévoir que c’est cette même nuit de la concorde et du pont aérien retrouvés que 53 chrétiens vont se faire massacrer dans la cathédrale, pas si loin de l’ambassade de France…. Les terroristes et les factions irakiennes ne respectent donc rien.
D’un strict point de vue du retour sur investissement médiatique, l’affaire a été remarquablement menée. J’imagine qu’il faut du cran et de solides appuis politiques pour mettre à disposition d’une bonne vingtaine de journalistes et de petits patrons invités à la Foire commerciale de Bagdad un Airbus flambant neuf et les conditions de sécurité qui vont avec, histoire de promener tout le monde au bord du Tigre et dans la Zone verte. D’ailleurs disons-le tout de suite, bien que n’étant guère fascinée par les militaires ni même les paramilitaires, il y a quelque chose d’étrange, une fois sur zone : l’omniprésence d’armées privées, blanches, musclées, on espère efficaces, qui mettent entre le visiteur occidental ou oriental et l’Irakien de base une barrière qu’on espère infranchissable.
L’Irak, depuis ses deux guerres coalisées, est devenu la patrie mondiale de l’enlèvement crapuleux et des armées privées. Jusqu’ici, on avait une approche livresque de l’affaire. Au sol, et avec le recul, ça pose vaguement question, notamment sur la légitimité à faire la guerre quand on est coté au Nasdaq. Et aussi sur le fait que les soldats américains qui ont quitté les opérations de la Coalition peuvent toujours rempiler sous d’autres uniformes pour faire régner la sécurité dans des voitures blindées. La seule présence américaine officielle qu’on peut encore deviner localement se matérialisera par un vol d’hélicoptères Apache entrevu depuis le toit de la résidence de l’ambassade. L’Etat irakien, lui, n’est même pas à l’état de chimère…
Le journaliste persifle, sait mieux que tout le monde et affiche un air d’indépendance supérieure
Alors, évidemment, balader un troupeau de journalistes − le plus grand groupe depuis le déclenchement de la seconde guerre − dont certains n’ont jamais mis les pieds en zone sensible, est un véritable cauchemar, et pas que sur le plan logistique. Le journaliste persifle, sait mieux que tout le monde, veut toujours s’écarter des sentiers battus et affiche un air d’indépendance supérieure.
Pour éviter toute tentative de coup d’éclat désastreuse, on nous avait mis entre les mains d’un grand chauve, raide comme la justice, parlant doucement, ancien du GIGN ayant pantouflé pour une boîte française de sécurité qui espère gratter quelques milliers de dollars dans un marché qui s’annonce gigantesque. Frédéric Gallois a toujours l’œil sur sa montre et sur les derniers du groupe qui pourraient avoir des velléités de traîner là où on nous dit d’avancer, explique comment se comporter à un check-point et n’oublie pas, entre deux consignes sur la bonne marche à suivre en cas d’incident, de faire modestement l’article pour son entreprise.
Dans le hall de l’aéroport, on trouve le moyen de ricaner de ses précautions ; d’autant que, dans l’avion, personne n’a dormi. Certes, on a vaguement en tête les récits des copains qui ont fait profession de journaliste quand il y avait vraiment la guerre : les bagnoles qu’on faisait rouler très vite, les itinéraires qu’on changeait au dernier moment, les gens dont il fallait toujours se méfier, la route de l’aéroport qui servait de champ de tir.
Là, tout est théoriquement calme, parole de Gallois : « Il y a un an, il y avait 100 morts civils par jour en Irak ; aujourd’hui, moins de 10. »
Et puis on passe les portes vitrées de l’aérogare et on voit que quelque chose continue de déconner grave. Une file de voitures blindées, des types armés jusqu’aux dents, genre Sud-Africains de deux mètres douze, qui vous pressent, quelques Irakiens moustachus, arme dans une main, cigarette sans filtre dans l’autre ; une lumière jaune dru qui tombe et un grand silence. Pas un taxi, évidemment, pas une voiture, rien qui ressemble au bordel indescriptible autour de l’aéroport international d’un pays sous-développé. Rien que des hommes blancs avec des oreillettes et des M-16. Localement, la distinction d’homme doit se mesurer à la taille de l’arme que l’on porte.
Dans la voiture blindée, donc, on se tasse comme on peut avec un chauffeur qui sue à grosses gouttes et dont l’unique souci sera de ne pas perdre le reste du convoi, tout en ayant l’air suffisamment affable pour passer sans encombre les fameux check-points.
L’entrée dans Bagdad par cette grande autoroute qu’autrefois on avait baptisée « de la mort » est irréelle. Une fois sortis de la zone gérée par une milice privée, on arrive donc sur un territoire sous souveraineté irakienne libre. Souveraineté qui se manifeste essentiellement par des hommes perchés sur des blindés avec des batteries anti-aériennes pointées vers Dieu sait quoi, certains vêtus des uniformes flambant neufs, mouchetés de noir et de vert, de la nouvelle armée nationale, d’autres attifés avec de vieux uniformes légués par les Américains : manches trop longues, pantalons visiblement trop larges, casques équipés de caméras de vision nocturne de traviole sur le crâne alors que la température est déjà bien élevée. Il faut en voir certains, avec des gilets pare-balles sur lesquels on n’a pas eu le temps, j’imagine, de rajouter un écusson de l’armée nationale. Ils ont rayé comme ils pouvaient l’inscription « USA » qui barre la poitrine, avec du gros scotch ou un bout de tissu.
Tous les 250 mètres, un barrage, des grilles au sol, des chicanes ralentissent les voitures et le chauffeur, qui explique avoir été prof dans une autre vie, sue de plus en plus. Dans la voiture, il y a ceux qui se remémorent à haute voix leurs souvenirs du feu ici ou là, faisant comprendre qu’ils ne sont pas impressionnés et qu’ils méritent eux, leur titre de grand reporter. Un autre compare Bagdad à Téhéran avec l’air entendu. Une petite JRI se fait houspiller par son rédacteur parce qu’elle ne filme pas assez. Moi, je n’ai rien à dire. J’essaie de regarder par la fenêtre. Tout est ocre, plombé. Une fois dans la Zone verte, je reconnais des monuments vus dans les livres : le Mausolée du soldat martyr, les Mains de la victoire et leurs sabres géants fondus dans l’acier des casques des combattants de la guerre Iran-Irak, le grand pont sur le Tigre par lequel les troupes américaines sont entrées dans Bagdad.
De la rue, on ne voit pas grand-chose si ce n’est des embouteillages monstres, un chaos indescriptible que n’arrange pas un convoi officiel qui prend à l’envers les ronds-points pour passer plus vite. Après de nombreux scandales, les responsables des sociétés privées qui travaillent dans le pays affichent toutes des chartes d’éthique, signent les propositions internationales pour encadrer leurs pratiques, essaient d’embaucher des nationaux pour diminuer leur « impact » sur la société. Et diminuer l’agacement des Irakiens de la rue qui, eux, sont coincés sur la route au risque de sauter dans un attentat et qui ne savent plus s’il faut envoyer leurs gosses à l’école de peur des enlèvements. La vérité, c’est qu’en dépit des proclamations, tout le monde renâcle à faire travailler des locaux : peur de la trahison, des enlèvements, de la transmission des itinéraires à des groupes armés. Si elles le pouvaient, ces entreprises feraient venir de l’étranger jusqu’aux femmes de ménage qui s’occupent de leurs camps retranchés.
Les cuisiniers, c’est déjà le cas : dans le camp de la société anglaise où seront logés certains des patrons français venus là pour faire croire qu’ils vont vendre des machines-outils ou des câbles électriques, les chefs sont népalais et offrent un petit dej’ parfaitement anglo-compatible, œufs brouillés compris. Seule bizarrerie : devant l’entrée du self, un magnifique panonceau bricolé invite à laisser son M-16 à l’extérieur…
Matt Damon, alias Boris Boillon, l’homme de la France et de Sarko en Irak
Les chefs d’entreprise rient fort, passent des coups de fils à base de « Devine d’où je t’appelle… » et se font prendre en photo avec les mercenaires qui ne quittent ni leurs gilets pare-balles, ni leurs lunettes de soleil miroir. C’est comme dans un film de guerre avec Matt Damon.
D’ailleurs, Matt Damon, le voilà. Enfin, celui qui a hérité de ce gracieux surnom au Quai : Boris Boillon, l’ambassadeur de France, qui tient à faire de cette journée la journée de la France en Irak. Celle du volontarisme politique de Nicolas Sarkozy, dont il a été le conseiller Afrique du Nord, Proche et Moyen-Orient à l’Elysée. Tout, dans ses phrases, comme dans sa mise, évoque son mentor : « En Irak et au Moyen-Orient, nous faisons ce que nous disons, nous disons ce que nous allons faire.» Il parle du marché mirifique de la reconstruction, de la confiance dans les entrepreneurs qui font le pari de revenir. Dans toutes ses phrases, il prend soin de citer le nom du président de la République, et mélange langage diplomatique et expressions un peu vertes. Autour de lui, les gendarmes du GIGN qui assurent sa protection ont l’air las, et leur mise tranche avec l’allure du jeune Boillon. Il a 41 ans et le fait savoir : il a déjà eu un portrait dans « Envoyé spécial », sur France 2, où on le voyait faire son jogging dans le micro-jardin de l’ambassade, a été invité au « Grand Journal » de Canal+ et est la coqueluche de certains journalistes qui trouvent qu’il est tellement super : « Il est parfaitement arabophone… »
Boillon a tout pour plaire, jusqu’à son costume Dior Homme cintré comme il faut, sa ceinture Vuitton avec logo apparent et sa Rolex énorme qui flotte un peu autour de son poignet gauche. En vérité, on se demande ce qu’il peut bien faire dans un pays qui n’existe plus, si ce n’est éviter que des journalistes et des hommes d’affaires se fassent prendre en otage.
La plupart des entrepreneurs qui sont du voyage semblent être venus poliment à l’invitation du ministère de l’Économie et de l’Agence pour la promotion du commerce extérieur. Certains connaissent bien l’Irak d’avant la seconde guerre du Golfe et travaillaient ici régulièrement. Aujourd’hui, ils font des affaires avec les Kurdes, qui ont un gouvernement à peu près stable. Retourner à Bagdad, ils en rêvent : « C’est malheureux à dire, mais qui dit guerre dit énorme marché de reconstruction », explique un jeune commercial d’une entreprise lyonnaise de câbles électriques. Il a l’habitude des pays en guerre, de la corruption, des conditions difficiles. Mais là, il n’est guère optimiste : « On vient prendre des marques à la Foire, regarder comment fonctionnent les concurrents, serrer des mains en espérant que ça paye le moment venu. » Tous les représentants des pays européens installés à la Foire de Bagdad tiennent ce discours : ils viennent poser des jalons pour les années à venir, des fois que la situation se stabilise. Tous constatent que les Anglais et les Américains trustent les marchés solvables et porteurs (la sécurité et le pétrole), que les Turcs se sont octroyé les marchés du BTP (les grands hôtels de Bagdad sont tous fermés pour rénovation) ; pour le reste, les Chinois ne vont pas tarder à trouver le moyen de s’imposer. Alors, les parts de marché seront symboliques mais, en la matière, ça compte aussi. Quelques barbouzes en goguette sont là, aussi, pour proposer leurs services.
Le jour où nous débarquons, le pavillon français est en construction : des ouvriers peignent les stands en bleu, d’autres se font houspiller parce qu’ils n’installent pas assez vite les branches de palmier qui vont décorer l’entrée du hall ; seul Lafarge a déjà des gens sur place prêts à vendre des tonnes de ciment. Ailleurs, c’est la même précipitation pour déballer des modèles d’exposition de machines à laver ou de tracteurs.
Comme partout ailleurs, il aura fallu se soumettre à une fouille réglementaire pour entrer, par une femme qui, manifestement, n’a pas bien appris son manuel de palpation. Au retour à l’aéroport, on sera fouillé quatre fois, les sacs à main seront abandonnés sur le sol à deux chiens renifleurs d’explosifs et, avant le passage devant de sourcilleux douaniers irakiens, ce seront toujours des Anglais qui vérifieront que l’on peut embarquer dans le vol de nuit du retour.
La seule vision de la réalité qu’on aura entr’aperçue a été grattée sur le chemin entre l’Institut culturel français et la voiture blindée : de l’autre côté de la route, juste au bord du Tigre, un petit parc avec des jeux pour enfants. On reconnaît des femmes à leurs voiles : elles font de la balançoire alors que la lumière tombe. Un peu plus loin, des gosses jouent au foot dans une impasse proche de l’ambassade de France au milieu des poubelles qui débordent sur la chaussée. Théoriquement, les vols réguliers d’Aigle Azur, au départ de Paris, doivent démarrer en janvier. Il paraît que les réservations sont pleines. [/access]
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