Il y a un point commun entre l’Algérie et nos banlieues. Inutile de sortir les grands chevaux et les mots qui vont avec, on ne lira point ici de statistiques ethniques. Il s’agit d’autre chose, de ce cri qui, nous dit-on, jaillit à l’identique de toutes les poitrines. Tous victimes ! A ce qu’il paraît, le peuple algérien et celui des cités souffriraient pareillement d’un déficit de reconnaissance. Mais pas de n’importe quelle reconnaissance : ce que les uns et les autres veulent qu’on reconnaisse n’a rien à voir avec leurs mérites ou leurs talents. Leur identité réside dans le mal qu’on leur a fait, à eux, leurs parents ou leurs grands-parents (car le statut victimaire se transmet, ainsi que nous l’enseignent les lointains descendants d’esclaves). Je suis victime donc je suis.
A ce sujet, les attaques répétées contre les sociologues sont injustes. Nous n’avons pas de meilleurs interprètes du socialement, politiquement et culturellement correct. L’excellent Laurent Mucchielli qui ne manque jamais une occasion de recouvrir la réalité d’un voile bien-pensant mérite la palme d’or – que ne l’a-t-on envoyé en Algérie dans la suite présidentielle. Sur France Culture, après une nuit au cours de laquelle plus de 60 policiers avaient été blessés tandis qu’une bibliothèque et deux écoles étaient incendiées, l’excellent garçon s’indigna que l’on pût parler de violences urbaines. « Moi je n’utilise pas ce terme qui est celui de la police », affirma-t-il solennellement. Faudra-t-il désormais dire, comme pour les manifestations, « violences urbaines pour la police, légitime rébellion pour les travailleurs sociaux ? »
Après cette mise en bouche, Mucchielli lâcha le morceau. Les habitants du quartier, expliqua-t-il, n’avaient pas supporté que les policiers aient été si rapidement mis hors de cause – cela les avait rendus un peu nerveux. Beaucoup de gens – et pas seulement les mucchiellistes – se sont émus de la rapidité avec laquelle le Procureur s’est prononcé. On voit mal en quoi il serait surprenant ou choquant que les pouvoirs publics aient voulu calmer le jeu le plus vite possible (à moins, bien sûr, que l’on apprenne un jour que la proc avait manipulé les faits). Par ailleurs, peut-être n’est-il pas nécessaire de mener une longue enquête pour déterminer les circonstances d’un accident quand bien même il aurait mis en jeu une voiture de police.
Justement, il fallait que la mort des deux adolescents n’ait point été un accident pour qu’elle pût devenir le symbole du tort fait par la société à l’ensemble des habitants des cités. « Ce qu’attendent les familles et, au-delà d’elles l’ensemble du quartier, c’est qu’on leur reconnaisse le statut de victimes, déclara l’ineffable sociologue. Et il faut que cette reconnaissance soit officielle. Un coup de fil donné en catimini par un conseiller élyséen ne serait d’aucune utilité. » (Au fait, s’ils tiennent tant à ce qu’on les reconnaisse, pourquoi portent-ils des cagoules ?)
Difficile, à ce stade, d’éviter l’analogie avec la revendication algérienne de repentance. D’Alger à Villiers le Bel, on attendrait, en somme, que la France demande pardon à ceux qu’elle a humiliés et offensés, conférant ainsi aux récipiendaires de ces excuses d’Etat le titre de « victimes ». Certes, dans le second cas, ces excuses sont réclamées par des Français. Sauf que ce sont précisément ceux qui désignent leurs concitoyens par le terme de Gaulois (entendez blancs). Il y a un ou deux ans, ils se définissaient comme les Indigènes de la République, affirmant explicitement que la France reconduisait à l’endroit des fils l’oppression coloniale pratiquée envers les pères. La similitude entre les deux revendications n’est pas une coïncidence. Il faut d’ailleurs souligner que, dans les deux cas, l’obsession accusatoire est le fait d’une minorité. A Villiers-le-Bel comme à Alger, la majorité silencieuse pense à autre chose qu’à présenter éternellement la même addition.
Que le présent soit le fruit du passé est une tautologie. Les injustices de la colonisation, pour parler comme le président, expliquent assurément une partie des problèmes présents de l’Algérie dans la même mesure que les embrouilles de nos parents sont à l’origine de celles que nous vivons. Pour autant, l’hérédité ne saurait être l’alibi universel de l’impuissance.
Comme l’a parfaitement analysé Aviad Kleinberg, l’exigence de repentance vise à se délivrer de toute responsabilité en imputant ses malheurs au débit d’autrui. Allons un peu plus loin. Après tout, les Algériens pourraient faire porter le chapeau de leurs malheurs à Houari Boumedienne. Mais il faut en outre que le coupable soit un grand méchant autre. Ainsi le caïd des cités ne prend-il la pose de l’opprimé que face à la caméra, au militant associatif ou au ministre qui, à des titres divers, incarnent symboliquement le dominant (y compris quand il est rongé par la culpabilité). Dans sa cité, le caïd est un caïd. Il montre ses muscles. Il ne tient surtout pas, quoi qu’en pensent tous les Mucchielli, à être reconnu comme une victime. « Les jeunes hommes sont pris dans des jeux de virilité », explique notre malheurologue sans avoir la moindre conscience du fait que ces jeux d’hommes peuvent sembler légèrement contradictoires avec la revendication victimale dont il se fait le héraut. Dans « les quartiers », le faible est méprisé. De même, le potentat algérien dont la dignité exige que la France se repente de la colonisation peut-il, sans le moindre scrupule, faire suer le burnous à ses concitoyens comme peu de colons auraient osé le faire.
C’est en Occident et en Occident seulement que le titre de victime paraît enviable au point d’engendrer une concurrence frénétique entre groupes et individus susceptibles d’y prétendre. En postulant, ainsi que l’a observé René Girard, l’innocence de la victime, le christianisme a contribué à placer cette figure sur un piédestal. La victime a toujours raison. Sur ce terreau culturellement favorable, des siècles d’histoire ont conduit à délégitimer l’idée même de la puissance – non sans quelques bonnes raisons. Dans la cour des « Gaulois », la faiblesse est devenue une force. Le risque étant qu’à un certain point de retournement, la loi du régime victimaire devienne « faible avec le fort, fort avec le faible ». Nicolas Sarkozy se trompe : ce n’est pas la voyoucratie qui nous menace mais la victimocratie.
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