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Tous les morts ne sont pas égaux en droit


Tous les morts ne sont pas égaux en droit

On pense parfois des trucs incongrus dont on a vaguement honte. J’ai appris par le journal de 5 heures de France Inter la catastrophe de l’Airbus comorien. À travers le voile du sommeil finissant, j’ai entendu les mots : « 142 passagers », « Airbus A 310 », « revenaient de Paris aux Comores ». Le temps que je mette des images sur les mots, on était passé à autre chose. Une drôle d’idée m’a alors traversé l’esprit. « Dans trois jours, le CRAN va râler et dire qu’il y a eu deux poids deux mesures et qu’on s’en fout parce que c’est rien que des noirs. » Et une idée encore plus curieuse a suivi : « Le pire, c’est qu’il y aura un fond de vérité. » Attention, j’ai dit un fond. À l’évidence, ces Comoriens n’auront pas le droit au matraquage compassionnel des Franco-Brésiliens. Pas parce qu’ils sont noirs. Parce qu’ils sont Comoriens. Parce qu’ils sont loin. Parce que, selon toutes probabilités, vous connaissez des gens qui vont passer leurs vacances à Rio, pas des passagers en partance pour Moroni.

Il faut dire que j’ai un passif avec ce genre d’affaire depuis une émission consacrée à l’information compassionnelle. En raison des hasards de l’actu qui ne fait pas dans la justice ethnique, il se trouva que les victimes des grandes catastrophes du moment – le cyclone Katrina, l’accident d’un avion dont les passagers étaient majoritairement antillais – étaient, dans une forte proportion, noires. Avec mes invités, j’ironisai, pas sur les victimes évidemment, mais sur le déferlement médiatique grotesque (je me souviens d’une présentatrice lançant d’une voix enjouée : « Et j’aurai le plaisir de vous retrouver demain en direct de la Martinique pour la grande cérémonie de deuil. »). Moyennant quoi quelques bons esprits décrétèrent sur leurs estimables sites que nous étions une bande de fieffés racistes « qui se moquaient des victimes parce qu’elles étaient noires ». J’eus le droit sur je ne sais plus où à une photo barrée de la mention « négrophobe » (je n’invente rien), diverses groupuscules me menacèrent de papier bleu et on en resta là.

Bien entendu, l’émission ne reflétait nullement une quelconque insensibilité mais au contraire une sensibilité très vive à la sottise informationnelle. J’aurais pu refaire la même cinq ans plus tard après le crash du Rio-Paris, et entre les deux, sur des dizaines d’événements à haute teneur lacrymale qui se sont succédés sur nos écrans. Justement, ce matin pour en revenir aux malheureuses victimes comoriennes, il y avait quelque chose qui manquait, pas qui me manquait, qui manquait au paysage. La musique sonnait bizarre : pas de sanglots dans la voix, ni d’air endeuillé : de l’info sobre, un brin froide peut-être, mais propre. Et ça a continué. Les journaux radio et télé ont annoncé ce qu’il y avait à annoncer – en particulier cette réjouissante nouvelle du repêchage de survivants. On a interrogé quelques proches de victimes qui ont confié leur tristesse, donné le numéro de la « cellule de crise » faute de cellule d’aide psychologique à se mettre sous la dent. Ceux qui sont aux manettes de la fabrique de l’info n’ont pas jugé urgent de placer toute la France en thérapie préventive, les journalistes ne se sont pas sentis tenus de parler du drame comme s’ils venaient d’y perdre leur grand-mère. Ils ont fait leur boulot, sans jouer la comédie habituelle de l’identification qui permet au transfert médiatique d’opérer : le journaliste fait mine de souffrir comme s’il vivait ce qu’il raconte, pour que le téléspectateur-auditeur ait à son tour l’impression que c’est de son malheur qu’on parle. Tout le monde y croit sans y croire, c’est la magie des médias.

Perso, je préfère le genre retenu au festival de l’émotion. L’exhibition de l’affliction me parait indécente et mensongère plutôt que respectueuse des victimes. Quand on se montre en train de pleurer sur d’autres, c’est évidemment sur soi-même qu’on invite à pleurer. Qui, après quelques jours, peut prétendre avoir seulement une pensée pour les victimes d’un crash, hormis ceux pour lesquels ces victimes étaient des personnes concrètes ? Parfois, on fait semblant, on travaille tous du deuil ensemble. Et parfois non.

D’accord, mais alors quelles fois ? Pourquoi, me dira-t-on, tant de larmes pour les uns et tant de retenue pour les autres ? Peut-être est-ce un procès d’intention, j’ai un passif, je vous dis, mais j’ai dans l’idée que certains vont nous expliquer que c’est du racisme et que la mort de noirs, ça nous fait pas pleurer autant que la mort de blancs. Et tant mieux si je me trompe et que personne ne dit ça[1. Pour l’instant, le CRAN a fait beaucoup mieux : il a demandé au gouvernement de se saisir de la question des « compagnies poubelles », dont le rapport avec la raison sociale du CRAN n’est pas visible à l’œil nu.].

D’accord, mais si ce n’est pas du racisme, c’est quoi ? Il est légitime de se demander pourquoi certaines victimes sont émotionnellement plus bankables que d’autres. Si nos aimés présentateurs matutinaux ne nous ont pas infligé leur compassion bruyante et larmoyante, ce n’est pas parce qu’ils sont sans cœur, c’est parce qu’ils comprennent implicitement qu’à la bourse de l’émotion, ces morts-là ne feront pas monter les cours ni courir les annonceurs. C’est ce qu’on appelle la vérité des prix.

Je vous sens vous énerver – si vous n’avez pas décroché. Alors quoi ? Pourquoi ? Pourquoi si peu d’universalisme dans notre compassion ? Quand il n’était pas encore le patriarche de la politique française que les journalistes vont visiter comme un monument, Le Pen faisait scandale en disant : « Ma sœur, avant ma cousine, ma cousine avant ma voisine, ma voisine avant je ne sais trop qui. » Si on lui enlève le contenu ethnique que lui donnait Le Pen, cette règle gouverne peu ou prou nos existences sociales. Pour dire à peu près la même chose, les médias utilisent le terme beaucoup plus convenable de « proximité ». Pour que le transfert fonctionne, il faut que les victimes nous ressemblent, en tout cas qu’elles nous soient proches. Et nous avons beau être citoyens du monde, certaines nous sont plus proches que d’autres. Tous les hommes sont frères, peut-être, mais pas tous au premier degré. Si des Français sont retenus en otage en Irak, les médias supposent que cela vous fera un petit quelque chose de plus que si ce sont des Anglais ou des Chinois (c’est d’ailleurs pour ça qu’ils vous en informent : vous connaîtrez leur village, parfois leur visage ou quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la concierge de leur mère). Cela dit, la géographie de l’émotion ne recoupe pas exactement les frontières nationales. Notre compassion n’est pas plus affaire de passeport qu’elle n’est question de peau. Si j’avais entendu qu’un avion s’était écrasé entre Paris et Alger, des visages, des noms, des voix me seraient venus à l’esprit, j’aurais pu m’imaginer ayant moi-même pris ce vol ou ayant un ami parmi les victimes. Chacun a son étranger, donc ses étrangers proches.

Parmi les passagers du Paris-Moroni, me dira-t-on, beaucoup vivaient en France, certains étaient français. Sans doute l’absence de bla-bla dégoulinant témoigne-t-elle de leur relégation hors de l’espace public c’est-à-dire médiatique, de leur situation d’exilés intérieurs. Peut-être leurs proches, ceux qui pleurent une conversation interrompue, trouveront-ils un peu d’apaisement dans le fait que leur douleur n’est pas un spectacle. Les fans désespérés et les familles endeuillées ne me feront pas changer d’avis : on pleure mieux seul.



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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