Lors des manifs de 2004 contre la loi interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école, des jeunes filles musulmanes avaient défilé voilées dans Paris, ceintes à la taille d’un drapeau français. On pouvait à l’époque interpréter cet affichage tricolore comme la volonté de montrer un attachement à la République, en réponse à ceux qui doutaient de la compatibilité des fichus islamiques avec les principes laïques. Dimanche, entre Barbès et Bastille, nul manifestant, dans son soutien à la population de la bande de Gaza, ne songea à se parer du bleu de France – ce n’aurait pourtant pas été idiot en termes de communication politico-médiatique. Il faut croire que l’envie n’y était pas.
« Un drapeau français ? Mais pour quoi faire ? Je ne me sens pas français », confiait un jeune homme se présentant comme marocain. Aux yeux des milliers d’opposants à Israël, franco-maghrébins dans leur immense majorité, qui ont défilé la veille du 14 Juillet dans Paris, la France est hors jeu à défaut d’être hors sujet – rapport à la première déclaration de François Hollande sur le conflit en cours, mercredi dernier, où il pouvait donner l’impression d’approuver sans nuance la réponse militaire israélienne aux tirs de roquettes du Hamas. Et qui lui a valu ce slogan entonné à l’envi par les pro-Palestiniens de dimanche : « Israël assassin, Hollande complice ! »
Délaissant la bannière française, ils se sont tournés vers les fondamentaux : d’une part les drapeaux des origines, algérien, marocain et tunisien, de l’autre, les drapeaux des luttes actuelles, égyptien, irakien et le plus symbolique d’entre tous, le drapeau palestinien, qui synthétise à lui seul toute une histoire et toute une conquête à venir. Si les couleurs de la France étaient absentes de la manifestation de dimanche, c’est probablement parce que pour les partisans des Palestiniens, la France, en raison de son « passé » et de son « présent », représente la figure de l’occupant israélien, plus exactement du « colon ».
D’une certaine manière, le conflit israélo-palestinien est la poursuite de la guerre d’Algérie, ailleurs et avec d’autres acteurs – les altercations entre Pieds-Noirs et Arabes dans le Sud de la France, appréhendées à cette aune, le sont aussi. On fait parfois sur les réseaux sociaux ce rapprochement, qui sonne comme une profession de foi révolutionnaire : « Les Algériens d’hier sont les Palestiniens d’aujourd’hui ». « Du temps de la guerre d’Algérie, note Samia, une manifestante, Boumediene était du côté des Palestiniens. Ma mère a grandi avec le conflit israélo-palestinien. »
L’identification des causes et des effets, de l’oppresseur et des victimes, est quasi-parfaite. S’il y a « importation » du conflit israélo-palestinien en France, il y a également transfert ou projection du « ressenti » franco-maghrébin sur les Palestiniens. Comme si la lutte, en l’occurrence à mort, que livrait une partie des Palestiniens à Israël, et vice-versa, était la transposition puissance 100 ou 1000 de la « guerre » mettant aux prises, ici, d’un côté, la génération « issue de l’immigration » qui ne croit plus aux « promesses » de la France et qui peut-être n’a jamais souhaité y croire pour ne pas avoir à refermer le livre des pères, et, de l’autre, l’Etat, puissance « coloniale » jouant de la discrimination comme d’une « torture » lente et faussement indolore avec ses « indigènes ».
Mais il ne suffit pas qu’Israël soit la France coloniale d’antan, argument des anticolonialistes, il faut aussi qu’il soit juif, les juifs étant ce peuple qui, dans l’islam, « encourt la colère de Dieu », une conception des choses divines dont on sait qu’elle nourrit chez certains un antisémitisme de type musulman. Entre donc ici en lice une notion religieuse, qui redouble le caractère explosif de la situation. Un manifestant le disait dimanche : « Dieu (Allah) nous a donné cette terre (la Palestine). » Cette terre palestinienne (aujourd’hui principalement juive et dont l’argument fondateur est pour partie religieux aussi, en l’occurrence hébraïque) ne saurait être israélienne, tonnent les religieux musulmans, repris en chœur par la foule de jeunes, le 13 juillet place de la Bastille : « Est-ce que vous reconnaîtrez Israël ?», crie et crie encore, dans son micro, à l’adresse de ces jeunes, un membre du collectif Cheikh Yassine, du nom du fondateur du Hamas, tué par l’armée israélienne en 2004. « Non ! », répondent à plusieurs reprises ceux-ci avec force. Ce collectif opérait dans la manif aux côtés de frères musulmans et faisait entonner des « Allahou akbar » à une partie de la foule. Dimanche, comme en Algérie pendant la guerre d’indépendance, Frantz Fanon et le divin n’étaient plus qu’un.
Ainsi, contrairement à ce qu’affirmait un membre du mouvement BDS (« Boycott Israël ») relayant la « ligne officielle », celle du Fatah, la majorité des manifestants ne paraissait pas d’humeur partageuse, pas du tout prête à accorder une once de terre à un Etat juif, ce « peuple lâche qui tue des femmes, des enfants et des vieillards à Gaza », insistait l’un d’eux. Un jeune homme se disait prêt à aller combattre avec les Palestiniens. La Syrie, en revanche, lui « parlait » beaucoup moins et ce qu’il en disait n’indiquait pas chez lui un penchant religieux : « En Syrie, remarquait-il, ce sont des sectaires qui s’affrontent, sunnites d’un côté, chiites de l’autre. »
Les territoires palestiniens sont donc à Israël ce que le « 9-3 » et autres Mirail toulousain sont à la France. Vue de l’esprit, bien entendu, mais l’esprit voit ce qu’il veut. Si des Franco-maghrébins investissent tant d’eux-mêmes dans le « combat palestinien », c’est parce qu’ils en retirent une satisfaction symbolique, bien davantage que la promesse de quoi que ce soit. Le conflit israélo-palestinien leur donne en quelque sorte la force de vivre.
*Photo : SEVGI/SIPA. 00688396_000002.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !