Un samedi matin sur France Culture. J’écoute Répliques, l’émission d’Alain Finkielkraut. Il parle du poids de ce passé qui nous fait, qui nous fonde et nous forme – ou nous déforme. Du poids nécessaire de l’Histoire, indispensable fondation.
Je sors de chez moi pour aller à la Poste. C’est une poste de quartier, sympathique, presque à l’ancienne. J’y suis bien. Je rêvasse mollement aux postes d’antan. Je repense à celle de Sept-Saulx (Marne), petit village qui possédait son propre bureau. En compagnie de mon cousin Guy j’allais, de temps à autre, l’été, y porter des lettres écrites par mes grands-parents. Je revois l’encre bleue sur les enveloppes. C’était l’été, au cœur des années soixante. Il faisait chaud, toujours chaud, climat presque continental. Nous passions devant la ferme de Monsieur Clouet, riche agriculteur qui entretenait le club de football local. Existe-t-elle encore la poste de Sept-Saulx. Et la ferme de Monsieur Clouet, avec ses odeurs de chevaux, de lait frais, de paille, existe-t-elle encore?
Les lettres postées, nous foncions vers le château où mon grand-père maternel était jardinier, et courions vers la Vesle qui coulait, lente, aux eaux d’un vert céladon, dans le parc. Le bruit des tondeuses à essence. Mon oncle Marcel, jardinier lui aussi, à la peau bronzée, souvenir de l’Algérie où il avait combattu, poussait une de ses tondeuses, sur la pelouse immense qui dévalait jusqu’aux rives fraîches de la Vesle. Odeur d’essence chaude, d’herbe coupée. Bruits assourdissants des moteurs, certainement des Briggs et Stratton, qui n’effrayaient nullement chevesnes et vandoises que nous pêchions en grand nombre, en ces douces soirées. Ces bruits de moteurs des tondeuses des sixties, dans ce petit coin de France, en ces années évanouies à jamais. Disparues. Seuls ces bruits restent dans ma mémoire; ils y resteront jusqu’à mon dernier souffle.
A mon retour de La Poste, de ma poste de quartier, à Amiens, le facteur m’apporte un livre. Il s’agit de Histoire du débarquement en Normandie, Des origines de la libération de Paris, 1941-1944. L’auteur, que je ne connais pas, a agrémenté le livre d’une gentille dédicace. Olivier Wieviorka est professeur à l’Ecole normale supérieure de Cachan; il est spécialiste de la Seconde Guerre mondiale.
Ces guerres que je n’ai pas connues, me poursuivent, me hantent. A Amiens, sur la façade de ma maison figure une plaque qui rend hommage à Pierre Derobertmazure, mort pour la France, victime du bombardement de la prison d’Amiens le 18 février 1944, l’un des tout premiers résistants de la capitale picarde. Ce n’est pas par hasard si j’ai choisi cette endroit, il y a quelques années. C’est un quartier paisible et ouvrier, peuplé de retraités doux et las. Pierre Derobertmazure fut dénoncé, arrêté par nos bons amis d’Outre-Rhin, emmené à la prison. Il eût dû être déporté dans les camps de la mort. Le bombardement de la prison d’Amiens en décida autrement.
La guerre, toujours la guerre. Je me demande si les Américains s’installèrent le château de Sept-Saulx. Et avant eux, les Allemands, l’occupèrent-t-ils? Je n’en sais rien. Je ne sais pas grand-chose. Je ne capte que des atmosphères, des impressions, des ambiances, des odeurs, des images. Je ne comprends rien de manière intelligente, raisonnée. L’intelligence et la raison, ces filles de la culture. Mon sens de l’Histoire, à moi, il ne niche dans mes sens, dans mon nez, dans mes oreilles, dans mes yeux, même quand ils pleurent. Je capte des petits lambeaux d’émotions et de souvenirs qui me guident. Des petits bouts de cette France que j’aime. Des sortes de cartes postales que je m’enverrais à moi-même comme pour me rassurer. Pour me dire que tout n’est pas fichu, que ces années-là, un jour, reviendront les yeux gonflés de sommeil; qu’elles porteront les petits pyjamas de l’enfance.
Je retourne le livre dans tous les sens, finit par l’ouvrir. Le prière d’insérer du Seuil indique qu’il s’agit « de la première vraie histoire du débarquement en Normandie débarrassée de ses légendes qui pose un regard démythifié sur ce tournant capital dans le déroulement de la Seconde Guerre mondiale ». Et un peu plus loin : « Au risque d’affronter des constats désenchantés : l’enthousiasme des Alliés à libérer la France fut pour le moins modéré, et par-delà l’indéniable geste héroïque, émergeait un nouvel ordre mondial que les Etats-Unis et l’Union soviétique s’apprêtaient à régir. » Oui, certainement, certainement…
Faut-il démythifier? Je regarde les photographies, m’attarde sur tous ces regards, ces regards de soldats. Pages 7 et 8, ceux de ces jeunes Américains, serrés dans une barge; ils s’apprêtent à débarquer sur une plage normande. Peur, résignation. Page 244, le regard souriant, hébété, d’un soldat canadien éjecté de son char retourné, près de Falaise. Il n’est pas blessé, mais « terriblement choqué », indique la légende. Il est secouru par un camarade. La scène se passe près de Falaise, le 16 juillet 1944.
En tapant cette chronique, je jette un coup d’œil sur le regard de Pierre Derobertmazure. J’ai accroché dans mon bureau une photo de lui. Il a un regard fixe. Une fine moustache, une cravate d’employé de préfecture qu’il était. A quoi pensait-il, ce jour-là, quand un photographe anonyme l’a placé devant son objectif ? Ces regards m’émeuvent autant que l’eau de la Vesle qui coule depuis des siècles dans cette terre de la France de mon enfance. Je n’ai pas envie de démythifier. Ces regards-là, pour moi, capteur sensible imbécile, sont beaux à tout jamais.
Histoire du débarquement en Normandie, Des origines à la libération de Paris, 1941-1944, Seuil/Ministère de la Défense, 39 euros.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !