L’épidémie a fermé les frontières et vidé les hôtels. Soudain, l’individu souverain se retrouve privé de son droit démocratique au tourisme. Charge au monde d’après de repenser le tourisme de masse qui dévaste notre patrimoine et transforme la planète en parc d’attractions.
En ce temps de confinement, l’un des soucis majeurs des Français, au-delà de leur santé et celle de leurs proches, est leurs vacances. Pour certains, ce n’est pas une question de loisirs : en 2017, 10 % des salariés français (2,8 millions) occupaient des postes liés au secteur du voyage et du tourisme. Sur cette même année, ces activités ont contribué à l’économie nationale à hauteur de 204,3 milliards, soit presque 9 % du PIB français. Et le coût de la pandémie est rude : ce sont 40 milliards d’euros de recettes par trimestre qui risquent de disparaître. Selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), à l’échelle de la planète le secteur subirait une baisse d’activité de l’ordre de 300 à 500 milliards d’euros en 2020, soit près du tiers des recettes réalisées en 2019. Les inquiétudes sont donc légitimes. Il est également justifié que les responsables politiques se penchent sur le secteur : ainsi Thierry Breton, le commissaire européen au Marché intérieur, réclame-t-il un plan Marshall pour le tourisme et les voyages.
Cependant, à l’image d’architectes placés dans les ruines d’une grande ville détruite par une catastrophe naturelle, on aurait tort de se lancer dans la reconstruction sans se demander si le retour à la situation ante-corona est souhaitable, autrement dit si le modèle du tourisme de masse mérite d’être ressuscité de ses cendres. La catastrophe nous donne l’occasion de réfléchir à ce phénomène total, quoique récent.
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En quelques décennies, se prendre en photo sous la tour Eiffel ou sur la place Saint-Marc a été érigé en droit de l’homme. Sur les réseaux sociaux, les touristes du monde entier publient des selfies dans ces célèbres décors. Inventé dans le monde de l’après-1945, le tourisme de masse est l’un des principaux attributs de la civilisation occidentale du xxe siècle. Autrefois réservé à une élite, le voyage pour le plaisir et le loisir fait désormais partie intégrante de la vie de centaines de millions sinon de milliards d’humains. Aussi est-il devenu un secteur économique gigantesque qui va des vendeurs de souvenirs à la sauvette aux groupes hôteliers, en passant par Airbus, Boeing et les chantiers navals. Le tourisme façonne nos villes, nos campagnes et les espaces dits sauvages. Airbnb, croisières, safaris, selfies… qu’il s’agisse des îles grecques, des Maldives, de Barcelone, de Paris ou des pyramides : en quelques décennies le tourisme de masse a métamorphosé des sociétés et des cultures.
La démocratisation du tourisme a été rendue possible par la convergence des évolutions culturelles et technologiques. L’amélioration constante de la productivité, grâce à la technologie et à la science, ainsi qu’à meilleur niveau général d’éducation, a entraîné d’une part la réduction du temps de travail et l’augmentation des revenus, d’autre part la baisse continue du prix des transports.
Si la baisse du temps de travail a été importante, avec un quart du temps de travail en moins entre 1964 et 2000, celle des prix des transports a été fulgurante. En 1960, un employé devait travailler 570 heures pour s’acheter un aller simple Paris-New York ; en 2019, 15 heures auraient suffi. De plus, tous les éléments de l’activité touristique se sont également démocratisés : hôtels, divertissements (visites, activités) et équipements – tels que matériel de ski, de camping ou de randonnée. Des objets chers et peu commodes il y a quarante ans sont aujourd’hui à la portée de presque tous.
À partir des années 1960, c’est l’explosion. Le ski transforme la montagne, des villages se muent en villes saisonnières, de nouvelles activités économiques apparaissent. À la Côte d’Azur et à la Normandie aristocratiques succède le Languedoc populaire
Les conditions étaient réunies pour qu’une autre pandémie – que les Allemands appellent Reizfever, la « fièvre du voyage » – s’empare des sociétés occidentales. Ce n’est donc pas par des lois sanctionnant des « acquis sociaux » ni par des manifestations ou des révoltes que le droit de partir en voyage loin de chez soi a été arraché, mais par la convergence de tendances de fond qui ont donné naissance à une gigantesque classe moyenne planétaire. Et cette nouvelle classe moyenne voulait consommer comme les anciennes élites privilégiées qu’elle connaissait par le roman, la presse et le cinéma. Un géant s’est ébranlé : selon l’OMT, en 1950, on enregistrait 25 millions de traversées de frontières pour des raisons touristiques. Elles étaient 280 millions en 1980 et un milliard en 2010.
Le tourisme, une affaire d’espace
Le tourisme est une activité éminemment géographique puisqu’il consiste à se déplacer pour occuper provisoirement des lieux et des espaces. Or, cette activité n’est pas sans effet sur ces espaces. Les expositions internationales en sont un exemple frappant. Le palais de cristal construit pour abriter la première, à Londres, en 1851, est devenu une attraction touristique en même temps qu’un symbole. Et les expositions parisiennes (1855, 1867, 1878, 1889, 1900 et 1937) ont doté la capitale française de la tour Eiffel, du Trocadéro et de la première ligne de métro, sans oublier les hôtels, les restaurants et les services créés pour répondre à cette nouvelle demande. Toujours au xixe siècle, avec le développement des stations balnéaires et thermales, c’est tout un ensemble de villes nouvelles qui sont apparues, en Normandie, sur la côte basque, dans les villes d’eau de l’Auvergne, des Pyrénées ou des Vosges. Au tournant du xxe siècle, les premiers sports d’hiver ont apporté une activité économique nouvelle à des villages de montagne isolés et pauvres : Megève, Courchevel, Chamonix. Des activités qui se poursuivaient l’été sur la côte méditerranéenne, donnant naissance à la Riviera italienne et à la french Riviera, dont la promenade des Anglais niçoise est l’archétype. Dans ces villes, villages et sites naturels, la démocratisation du tourisme a changé la donne.
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À partir des années 1960, c’est l’explosion. Le ski transforme la montagne, des villages se muent en villes saisonnières, de nouvelles activités économiques apparaissent. À la Côte d’Azur et à la Normandie aristocratiques succède le Languedoc populaire, dont le Cap d’Agde est l’un des exemples typiques avec les campings, les plages et les hôtels de tourisme. Les marécages, emplis de moustiques et de paludisme, sont asséchés et cèdent la place à des champs parsemés d’immeubles et de villages de vacances. La Camargue, zone pauvre et insalubre encore dans les années 1930, devient ainsi un espace attirant, pour sa nature sauvage (en réalité complètement aménagée par l’homme), ses élevages de chevaux et ses gardians intemporels, quoique nés dans les années 1870. Notre habitat même est devenu un gigantesque lieu d’accueil touristique, quand il n’est pas obligé de correspondre à la carte postale, cette image d’Épinal du XXe siècle.
La fixation du typique
Le tourisme a créé un décor qui a mystifié ses propres créateurs. Il a fait croire à l’existence de la nature, sauvage et immaculée, alors que tous les paysages, en France et en Europe, sont anthropisés. Il a sauvé des cultures et des traditions locales qui auraient disparu sans lui, mais qui, pour attirer et maintenir les touristes, se sont adaptées à leurs attentes. Beaucoup de fêtes de villages ou de traditions régionales « éternelles et de toujours » doivent tout au tourisme de masse, comme le carnaval de Venise relancé en 1979 après une « pause » de presque deux siècles. Bravades provençales, commémorations villageoises traditionnelles, fêtes bretonnes, percée du vin jaune, Saint-Vincent tournante sont remises au goût du jour pour créer de la couleur locale.
Embellissement des villages
Grâce au tourisme, de nombreux villages délabrés et à l’abandon connaissent une nouvelle vie. L’exemple de Cordes-sur-Ciel (Tarn) en est emblématique. Dans les années 1980, c’était un village médiéval perché sur son rocher aux façades délabrées, aux maisons abandonnées. Une bonne municipalité, des artisans passionnés, notamment le chocolatier et meilleur ouvrier de France Yves Thuriès, ont rénové et redonné vie à ce village sacré « Village préféré des Français » dans l’émission de Stéphane Bern. Les exemples se multiplient dans le Périgord, le Bourbonnais, le Perche. Façades rénovées, lavoir restauré, châteaux et églises mis en valeur, enseignes des boutiques en fer forgé décoratif, comme à Hautvillers (Champagne), etc. De nombreux éléments historiques ont été redécouverts et restaurés par des passionnés, gens du village ou non. Grâce aux Anglais et aux Hollandais, de nombreuses fermes abandonnées et en ruine ont été réaménagées. En trente ans, les fonds privés, européens ou nationaux investis par le tourisme ont permis de sauver de l’oubli de nombreux lieux anonymes. Cependant, le prix à payer s’est révélé très élevé. Le tourisme n’a pas seulement modifié notre présent et notre habitat, mais aussi notre passé et notre identité. Le touriste ne cherche pas à découvrir, mais à se rassurer, à trouver ce qu’il connaissait déjà. Faute de le lui offrir, on risque de le voir filer dépenser son argent dans le village où les habitants jouent le jeu de la disneylandisation.
La lecture de la carte Michelin des restaurants étoilés est à cet égard instructive : elle indique exactement la présence des touristes parisiens et franciliens. Hormis les régions parisienne et lyonnaise, les tables étoilées sont toutes situées dans les régions fortement touristiques : Bretagne côtière, Côte d’Azur, côte basque, bassin d’Arcachon, Alsace, montagnes à ski, etc. C’est là où vont les gastronomes prêts à payer le prix que les « toques » peuvent développer une cuisine de haut niveau… et donc travailler avec les producteurs locaux et les aider à améliorer leur qualité. Cette cuisine locale, régionale, de « terroir » n’existerait pas sans le tourisme des Franciliens et des étrangers cultivés et fortunés, qui accomplissent kilomètres et détours pour s’asseoir aux bonnes tables.
Le snobisme et la masse
Le tourisme de masse est mû par deux forces contradictoires.
On ne visite pas des lieux, mais des représentations du passé
D’un côté, nous aimerions tous être Paul Morand, descendant le Rhône en aéroglisseur, voyageant dans la Caraïbe, visitant les grandes capitales d’Europe. Ou bien Marcel Proust et avoir Venise pour nous tout seuls. On se rêve tous en touriste des années 1930, flânant seul dans des villes à l’authenticité préservée, musardant seul au Louvre où ne s’affairent que quelques étudiants des beaux-arts, seul à découvrir un monastère, guidé par un moine, ou seul à parcourir les steppes d’Asie centrale à la Nicolas Bouvier.
C’est bien entendu incompatible avec notre désir de le faire pendant les vacances et, de préférence, à bon marché – et avec nos moyens limités. C’est également incompatible avec la nature même du tourisme, devenu une industrie aux enjeux économiques et financiers tels qu’elle doit vendre du rêve à des millions d’êtres humains. Pour un certain nombre de pays – l’Égypte, le Cambodge, la Grèce – ou pour des villes et des villages de France – Carcassonne, Rocamadour, Deauville – l’activité touristique est vitale. Son moteur, c’est cette machine à croire et faire croire qui transforme le voyage en gigantesque spectacle. On ne visite pas des lieux, mais des représentations du passé. Autour de Notre-Dame de Paris, comme au Mont-Saint-Michel bondé, malgré les évidences, c’est un peu le Moyen Âge ; sur la côte espagnole, bétonnée à mort, c’est toujours les années 1950. Les restaurants, les objets, les lieux mêmes – Carcassonne, Saint-Malo – sont fabriqués comme des décors. De même que le luxe à la chaîne produit de la marque pour tous, le tourisme de masse fabrique de l’authenticité pour tous, de l’exclusif à bas prix pour chacun. Nous voulons tellement croire et nos hôtes – dont les intérêts économiques en dépendent – veulent tellement nous faire croire que souvent le miracle a lieu. On pratique, on participe au privilège des happy few, que demander de plus ?
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L’industrie touristique est en évolution constante : Thomas Cook a fait faillite ; les voyages organisés à la mode Fram ont vécu ; le Club Med n’est plus la prolongation des colonies de vacances : ses prestations sont aujourd’hui « premium ». Si Airbnb se développe, c’est parce que les hôtels ont été incapables de se renouveler et de s’adapter aux nouveaux besoins, quoi qu’on pense de leur légitimité.
Eh bien oui, il faut casser ce tabou et commencer, par exemple, par augmenter les prix pour les étrangers
Aujourd’hui, les frontières sont fermées, les hôtels et les allées de villes touristiques se retrouvent vides, les dromadaires des pyramides du Caire chôment, les paquebots ne quittent plus leurs ports d’attache et les avions de ligne dorment sur les tarmacs des aéroports. Brusquement, nous sommes privés de quelque chose que nous avons à la fois méprisé et pratiqué. Si le tourisme est intrinsèque à notre civilisation, c’est probablement parce qu’il est l’une des manifestations les plus accessibles de notre condition d’individu souverain doté d’une infinité de droits démocratiques, dans un monde vécu comme un parc d’attractions. Je bouge donc je suis. Alors, posons-nous la question. Voulons-nous vraiment un plan Marshall qui ramène les paquebots à Saint-Marc, des quartiers aseptisés et concédés aux locations touristiques ? Serons-nous toujours ces pèlerins sans fin, se ruant vers des endroits toujours plus lointains et toujours plus semblables ? Un autre tourisme est-il possible ?
Cela revient, en réalité, à se demander si un tourisme qui ne serait pas de masse est possible. Est-il encore temps de dire que le spectacle doit s’arrêter ? Autrement dit, peut-on aujourd’hui dé-démocratiser le tourisme ? Eh bien oui, il faut casser ce tabou et commencer, par exemple, par augmenter les prix pour les étrangers. Il est absurde que le ticket d’entrée au Louvre coûte moins cher qu’un plat dans une brasserie.
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Mais il s’agit aussi d’en finir avec la muflerie qui a cours dans des lieux devenus des zones de non-civilité. Exigeons des tenues correctes, comme en Italie, pour éliminer la déambulation des shorts et des claquettes dans les salles de Versailles. Dans certains lieux, les selfies et leurs branches télescopiques sont interdits. L’accès à certains sites, artistiques ou naturels, devrait être contingenté. En Italie, il est nécessaire de réserver son billet à l’avance pour visiter la Villa Borghèse et le musée des Offices.
Les sites les plus célèbres ne peuvent pas, ne peuvent plus, accueillir tous les touristes du monde. Mais les chefs-d’œuvre voyagent, eux, avec les grandes expositions. Peut-être devrions-nous, à l’issue de cette crise, méditer sur le mot d’ordre « Restez chez vous ! ». Ce n’est pas si bête…