Madrid, Puerta del Sol
Ma quête effrénée de chupitos gratis por favor se heurte à une cohorte immense. Ils sont fatiguant ces espagnols avec leurs fêtes patronales permanentes. Il faut que j’attende que revienne la conscience de mon ignorance abyssale de l’actualité espagnole, les seuls imprimés retenant mon attention depuis le début du séjour étant les flyers distribués par ces chers Relaciones Publicas. On me jette un journal que je ne rattrape pas, Liberate. Je percute. Les voilà, ces indignés espagnols, ces autochtones qui ferment leur commerce entre 14h et 15h et qui ont encore la générosité d’inviter Belena Estaban et ses seins sur leurs plateaux télévisés.
Alors comme ça, ils s’indignent. Contre la corruption, contre la prime à risque, l’omnipotence des banques et le chorizo (qui signifie aussi « voleur », ne jamais oublier d’être drôle en plus d’être indigné). C’est en vain qu’on essaye de les contourner pour réhydrater nos gosiers comme il se doit. Parce que s’indigner c’est bien mais comme dit mon copain Freysinger ça fait du bien l’indignation, quand elle est arrosée au pastis.
« Francès ? » « Yes,oui, si » « Viva la revolucion ! » me hurle d’allégresse un chef indien dans son tipi Quechua sur lequel on peut admirer la parfaite reproduction au feutre du drapeau français sous lequel se lit « 1789 Ahora ! ». Tandis que mon ami déjà bien épris de Bacchus se fait interviewer par TVE, l’absurdité du moment se dissipe rapidement, je me sens envahie d’une énergie nouvelle.
Dans les prémices de mon hallucination, je perçois avec une fraiche ardeur la pertinence de mon ami plus imbibé que je ne l’aurais cru : « Je suis indigné. Toi, moi, tout le monde ! L’indignation est à son comble. Je m’indigne, tu t’indignes, il s’indigne, nous nous … » Le journaliste nous quitte.
Indignons-nous ! Des ailes me poussent, la rage sous toutes ses formes gratouille mon bas ventre, ma prise d’inconscience est totale. Cette masse, ces corps hurlants, ces pancartes multicolores, ces slogans jetés sur les tee-shirts : Indignez-moi ! Ce soir, je suis l’Histoire, je veux être indignée, la plus indignée des indignés. Plus que tout autre, je veux brandir dans la lourdeur de l’air le drapeau pirate. Pays imaginaire me voilà !
Je veux sentir vibrer ma glotte des mots si parfumés de Revolucion, Libertad y basta ! Devant l’excitant guindage de mon milieu social je veux que claque l’arc-en-ciel des homosexuels. Je suis contre l’impérialisme des banques allemandes, contre la Grande Alliance, je m’élève et je bois : UE=Alemania, NO !
Bras tatoués, crêtes et écarteurs, vous êtes mes seules valeurs ! Anarchie, prends-moi. Quel visionnaire ce diplomate de Hessel ! Alors il faudrait une voix mielleuse, un passé de résistant et une canne pour réveiller une planète anesthésiée par tout ce qui fait mal. L’homme a été déporté ; l’œuvre, elle, s’est exportée comme des petits pains (pas de brioche ce coup-ci, on n’est pas sous le règne de l’autrichienne) pour rassasier le peuple du monde affamé par l’histoire de sa propre souffrance. Et sans violence s’il vous plait. Car le vieillard est un pacifiste. Tout juste trouvera-t-on quelques représentations de l’invention du docteur Guillotin mais rien qui ne fasse appel à l’obscurantisme car ces instruments de tortures sont républicains et ce qui est républicain est bien (en plus ça rime). « Avec ma machine, je vous fais sauter la tête en un clin d’œil, et vous ne souffrez point» disait le bon Joseph Ignace. La souffrance, on y est, il faut l’éradiquer cette putain.
Plus indigné qu’indigné, excité comme après une première corrida, je veux que la Reina Sofia présente Froilán de Todos los Santos de Marichalar y Borbón au balcon du Palacio Real. Democracia Real, Ya ! Ma tête me trahit et cette masse grouillante me rappelle la scène finale du Parfum. Je veux l’amour. Je nique la police et me sens d’une liberté nouvelle et infinie. Je veux redéfinir l’humain. Je veux cracher l’hymne espagnol, je veux voir les 20 000 mayores espagnoles avaler du cyanure, je suis pour la dignité, je transpire d’indignation.
Certains de mes frères (parce qu’on est tous frères dans la souffrance) commencent à poser sur moi des yeux condescendants. Je me fais traiter de « ninato ». L’indignation serait réservée aux adultes ? Horreur. Pas vous! Mes frères ?
Je ramasse mon pote par terre : « Viens, on part, c’est des fachos en fait ! » Comme dit Oskar (toujours lui) : « Les Fachos, on sait qu’ils ne sont pas vraiment fachos, mais on les appelle fachos quand-même, parce que ça les énerve »
*Photo : calafellvalo
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !