Tourgueniev, l’éternel oublié


Tourgueniev, l’éternel oublié

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Au panthéon des lettres russes, Ivan Tourgueniev (1818-1883) fait grise mine. Parent pauvre d’un empire de la plume qui exalte les méditations existentielles d’un Dostoïevski, le style éblouissant d’un Tolstoï, les facéties théologiques d’un Gogol, et les envolées poétiques d’un Pouchkine, le peintre des « hommes en trop » paie un lourd tribut à la postérité. La faute à son long exil français ? Que ses romans Mémoires d’un chasseur, Père et fils, et Roudine soient réduits à l’état de bréviaires du gentilhomme éclairé, vilipendant le servage du haut de son domaine, n’est pas la moindre des injustices posthumes. À trop le confire dans l’académisme, la plupart de ses éditeurs français en ont fait un romancier libéral bon teint, joueur de l’équipe de réserve du XIXe siècle littéraire.Il faut croire qu’en Russie, on ne comprend pas plus ce condisciple et compagnon de route de Bakounine.

Comme toute injustice mérite réparation, les éditions de l’Épervier s’emploient à réhabiliter des anars noyés dans l’amnésie collective. Sous la direction de Michael Paraire, cette petite maison aux belles couvertures à rabats exhume ainsi la radicalité occultée des Byron, Shelley et… Tourgueniev[1. L’Épervier publie des volumes aussi rares qu’une biographie de Bobby Sands (mort  de faim sous les coups de menton de Margaret Thatcher), une petite anthologie des textes réunis de Proudhon, Bakounine et Kropotkine, ou qu’une réfutation argumentée de Michel Onfray qui vaut à Michael Paraire l’opprobre éternelle de ce militant athée.]. Terres vierges, son dernier roman, vient de réapparaître en librairie. Cette œuvre injustement oubliée met à l’honneur la noblesse et les tourments de ceux que Marx appelait les « rêveurs de l’absolu ». Tourgueniev y met en scène une bande d’anarchistes des années 1870, ces populistes (narodniki) qui aspiraient à révolutionner la société tsariste en allant au peuple. « Se simplifier », tel est le credo des vaticinateurs que sont Nejdanof, Solomine et Pakline, lointains héritiers du Bazarov de Père et fils, qui incarnait le premier archétype littéraire de l’anarchiste russe.

Quelques années après leur publication, Tourgueniev s’est fait le plaisir de répondre aux Démons de Dostoïevski, roman-fleuve inspiré de l’affaire Netchaïev dans lequel l’auteur de Crime et châtiment imaginait une bande de nihilistes sans foi ni loi dissolvant leurs illusions dans l’acide des bassesses humaines[2. On peut aujourd’hui relire Les Démons en songeant au naufrage de l’aventure situationniste. Le prophétisme de Dostoïevski voit loin !].

Profondément conscient des contradictions au sein du peuple russe, Tourgueniev a maintenu ses idéaux intacts pour écrire Terres vierges, petite leçon de choses à l’usage de ses contemporains. On y côtoie le seigneur Sipiaguine, libéral au bras long et aux idées larges qui engage le jeune révolutionnaire pétersbourgeois Nejdanof comme précepteur de son fils, tout en ménageant son amitié avec l’ultra-conservateur Kallomeïttsev, archétype du barine sûr de lui-même et dominateur. De leur voisinage dans la maison de compagne, naîtra une conflagration lourde en périls, Nejdanof entraînant la mystérieuse et discrète Marianne, nièce de son patron, dans sa grand œuvre révolutionnaire. Mais l’aventure tournera court après la dénonciation de ces prêcheurs par des paysans qu’effraie la perspective de leur pleine émancipation. Décidément, les histoires d’anars finissent mal en général…

À mon humble avis, ce qui fait tout l’intérêt du récitau style dépouillé réside moins dans ses péripéties que dans la psychologie toute balzacienne de ses personnages. Au sein d’un même personnage, Tourgueniev fait cohabiter plusieurs tendances, comme il l’explique dans sa théorie du roman que l’on trouvera en annexe de Terres Vierges. Texte essentiel que ce  « Don Quichotte et Hamlet », tiré d’une conférence de 1860 auquel son ennemi intime Dostoïevski assista en personne[3. D’après Michael Paraire, le grand écrivain russe aurait inspiré jusqu’au Sisyphe de Camus. Pour contredire ou appuyer ses dires, les Parisiens férus de philo peuvent assister aux conférences de l’université populaire qu’il anime deux fois par mois.]. Quoique matérialiste, Tourgueniev y déploie ses talents de sondeur d’âme avec une rare acuité ; en somme, nous dit-il, il y a deux types d’homme : les Hamlet et les Don Quichotte[4. Quelques années à peine séparent d’ailleurs la première édition du roman Cervantes de la publication de la pièce de Shakespeare]. Chacune de ces catégories de ce manifeste littéraire et politique correspond à une psychologie, une aperception du monde et de soi. Là où les chevaliers de La Manche poussent l’utopie généreuse jusqu’à l’irréalisme, les petits princes du  Danemark sceptiques, égoïstes et torturés « ne trouvent rien, n’inventent rien : ils ne laissent d’autre trace derrière eux que celle de leur personnalité. Ils ne laissent pas d’œuvre. Ils n’aiment ni ne croient (…) ne pensent qu’à eux-mêmes, ils restent isolés et par suite stériles ».

Dans Terres vierges, le virus de l’anarchie immunise Nejdanof contre ce bacille autodestructeur. Reste qu’il existe en chaque philanthrope quelques fragments de Hamlet qui le portent à l’égotisme. Son âme dédoublée se fait le théâtre d’un conflit émotionnel, où l’honneur et les hauts sentiments l’emportent de haute lutte contre le spleen : « D’une propreté scrupuleuse, jusqu’à se dégoûter d’un rien, il affectait la grossièreté et le cynisme en paroles ; idéaliste par nature, passionné et chaste, audacieux et timide tout à la fois, il se reprochait à lui-même, comme un vice honteux, cette timidité, cette chasteté, et regardait comme un devoir de tourner l’idéal en ridicule. Il avait le cœur tendre, et il s’écartait des hommes ; il était facile à irriter, mais ne gardait jamais de rancune. » Jusque dans son noir dénouement, Terres Vierges frappe par son aspect donquichottesque. A l’opposé des figures mystiques dostoïevskiennes, les Hamlet de Tourgueniev ne trouvent aucune consolation dans le châtiment d’eux-mêmes.

À demain, Tourgueniev !

*Image :  « Arrestation d’un propagandiste » (Ilya Repine), wiki commons.



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