« Ici, c’est le Capitole, pas la capitale ! »: Jean-Marc, le truculent kiosquier de la place Saint-Pierre, a parfois l’humour plus inspiré. À Toulouse, comme partout en France, le parigoscepticisme s’exhibe fièrement. Ce jour-là, pourtant, le centre-ville offre un ballet urbain bien connu des bobos parisiens : les chars de la Gay Pride croisent la manif Vegan. Nous sommes au milieu du mois de mai, c’est vendredi. Ce week-end, il fera chaud. Le soir approche, des jeunes, beaucoup de jeunes, commencent à affluer dans les rues. Toulouse est la quatrième ville étudiante de France. Passé 22 heures, les fêtards ont envahi les bars de la ville. Sur les quais de la Garonne, des cris éclatent dans les vapeurs d’alcool. Demain matin, la jeunesse noctambule aura regagné son lit, les marchés seront bondés, et les anciens boiront leur café en terrasse, tranquilles.
La réalité ressemble souvent aux clichés. « Chez nous, on prend son temps. Tout y est plus lent qu’au nord, et c’est très bien comme ça ! », affirme l’écrivain Christian Authier. Culturellement, il situe sa ville entre Bordeaux et Marseille : « Comme la première, sa bourgeoisie reste imprégnée de ses origines rurales. Mais Toulouse reçoit l’influence méditerranéenne de la seconde. » D’ici, c’est vrai, Paris est loin − cinq heures trente en train. Coincée entre le Massif central et les Pyrénées, Toulouse aime se voir rebelle en son miroir.
Un tour rapide dans la ville suffit pour constater que l’identité est très tendance. Avec la vogue du bilinguisme, stations de métro et noms de rues s’affichent en français et en occitan. L’antenne locale de France 3 diffuse même, chaque soir, un JT en occitan de quinze minutes. Un sacre bien mérité pour Patrick Sauzet, qui enseigne la langue à l’université du Mirail : « Notre histoire constitue un grand moment culturel de l’humanité. » Un brin exalté, il évoque le Félibrige, nom donné au cénacle de poètes provençaux regroupés autour de Frédéric Mistral, prix Nobel de littérature en 1904.
Depuis une trentaine d’années, ce retour aux sources réelles ou supposées se manifeste par la multiplication des calandretas, écoles où l’on enseigne indifféremment en français et en occitan. Vers la fin du XIXe siècle et jusque dans les années 1950, la langue d’oc était bannie de l’enseignement public. Jean-Marie, propriétaire d’une petite librairie occitane, se souvient que son grand-père avait interdiction de l’employer à l’école. Il ajoute que, quand il était lui-même petit garçon, l’occitan était encore considéré comme une « langue de sauvages ». Aujourd’hui, les calandretas affichent souvent complet. Pour le Toulousain Louis Aliot, numéro deux du Front national et conseiller régional Languedoc-Roussillon, leur réussite, comme celles des calandretas catalanes qui s’implantent dans sa Perpignan d’adoption, a une explication pragmatique : « En réalité, l’identité occitane est quasiment morte : ces revendications marginales n’ont rien à voir avec celles des Bretons ou des Catalans, qui s’appuient sur une culture encore vivace. Les parents inscrivent leurs enfants dans les calandretas pour éviter de les inscrire dans l’enseignement public à forte population immigrée. Ainsi l’occitan et le catalan occupent la place laissée par l’École de la République, qui n’enseigne même plus correctement le français. » Patrick Bianchini, directeur de l’une des calandretas toulousaines, persiste pourtant à attribuer son succès à une « quête d’identité ». Curieux, alors que la plupart des élèves, précise-t-il, sont issus de familles « venues d’ailleurs»... Il est vrai qu’« ailleurs » commence à la région voisine…. [access capability= »lire_inedits »]
Soyons honnête : les indépendantistes, les vrais, les durs, sont ultra-minoritaires. La passion pour le retour aux racines occitanes agace nombre de Toulousains. Pour l’écrivain Alain Monnier, le double affichage français-occitan est un « gadget politicien ». Acerbe, il ajoute : « Le précédent conseil municipal a cru bon de traduire le nom de Jean Jaurès en occitan… « Juan Jaurès »… Pourquoi pas « John Jaurès » ? » Louis Aliot parle, lui, de « marketing culturel pour faire plaisir aux touristes ».
Cette mode identitaire, colorée par la fibre gauchiste de la « ville rose », se traduit par les critiques adressées à la politique culturelle de la mairie, accusée de réduire à la portion congrue les artistes et arts locaux. Cette année, une pétition a circulé pour dénoncer la faible représentation des écrivains du cru au Marathon des mots, l’une des inventions festives destinées à rajeunir l’image de la ville. Le directeur du cinéma Utopia, haut lieu de la culture alternative locale toulousaine, brocarde le Festival international d’art qui a lieu au même moment : « Ce sont des trucs de Parisiens qui veulent nous délocaliser leurs machins culturels. On est des ploucs nous, tu sais… » L’organisateur du Festival est pourtant toulousain…
Ironiquement, c’est sans doute la décentralisation économique réalisée par de Gaulle, à partir de 1964, qui a pavé la voie de ces affirmations régionalistes. Météo France installe son siège à Toulouse, la Caravelle puis le Concorde sortent des ateliers toulousains de Sud-Aviation. Entrée de plain-pied dans les Trente Glorieuses, Toulouse peut prétendre au leadership. Elle est la capitale française de l’aéronautique. Avec la naissance d’Airbus, elle en devient un pôle européen majeur. Airbus, c’est l’« assurance-vie » de la région : 55 000 emplois directs et indirects dépendent de l’avionneur. Ses achats soutiennent l’ensemble des PME de la région.
De quoi nourrir désormais les fantasmes d’indépendance. Quand la France déprime, « Toulouse l’européenne », comme le titrait récemment un mensuel local, rêve de prendre le large. Le président (socialiste) de la région Midi-Pyrénées, Martin Malvy, prétend traiter directement avec ses partenaires européens. « Ils veulent faire éclater la France car ils ne croient plus à l’État-nation », commente Louis Aliot. Quant aux militants occitanistes, ils ont compris le parti qu’ils pouvaient tirer de cette relation privilégiée avec l’Europe. Tout comme les Écossais, Basques et Catalans,
On connaît la bienveillance des autorités européennes à l’égard des diverses revendications et demandes identitaires susceptibles de miner l’antique suprématie des États et d’éliminer de fâcheux intermédiaires entre les peuples et le marché mondialisé. Cependant, ne vous réjouissez pas trop vite, amis régionalistes, indépendantistes, antiparisiens, que sais-je encore! L’UE ne peut pas encore scier les branches nationales sur lesquelles elle est assise. Aussi a-t-elle récemment fait savoir aux indépendantistes catalans que, s’ils obtenaient l’indépendance de la Catalogne, celle-ci serait aussitôt exclue de l’Union. Battez tambourins, pleurez pipeaux gascons ! Toulouse semble condamnée à rester assise à la table française pendant quelques années encore.
Reste à comprendre pourquoi une ville qui s’enorgueillit – et à juste titre – de sa réussite économique et de son art de vivre semble si soucieuse de préserver son identité. Est-ce justement parce qu’elle accueille, en particulier grâce à Airbus, des populations venues de toute l’Europe, ou plutôt par besoin de contrer d’autres formes de revendications identitaires ? Comme d’autres villes en France, Toulouse connaît depuis plusieurs décennies une intensification continue des flux migratoires en provenance de l’autre rive de la Méditerranée. Dans certains quartiers, les drapeaux algériens accrochés aux fenêtres font bon ménage avec les drapeaux occitans. Ces dernières années, de nombreuses mosquées ont été construites, et l’on soupçonne que le salafisme a ses entrées dans certaines d’entre elles.
Il faut creuser un peu pour s’en apercevoir : derrière la légende rose de Toulouse l’aérospatiale et l’européenne, la ville est sujette à un véritable éclatement identitaire et social. Certes, occitanistes pur jus, cadres européens et immigrés musulmans vivent ensemble, mais séparément. « Une caste bourgeoise socialement consanguine possède l’intégralité des vieilles habitations, et les travailleurs européens, débarqués depuis une quinzaine d’années, vivent exclusivement à l’ouest de la ville, au plus près des ateliers d’assemblage aéronautique », constate Christian Authier, qui s’inquiète de l’incapacité de Toulouse à assimiler les nouveaux arrivants, contrairement à ce qu’elle sut faire avec les enfants des réfugiés espagnols, arrivés dans les années 1930 pour fuir le franquisme.
Les militants des identités locales ont une solution toute trouvée. Pour intégrer des populations du monde entier, il suffit de tirer un trait sur tout ce qui se dit national : à Toulouse, il ne doit plus y avoir de Français, seulement des Toulousains ! Dans son essai Je n’ai pas toujours eu une certaine idée de la France, Claude Sicre, musicien et figure locale du militantisme occitan, affirme que la culture nationale est un « mythe » et que l’avenir, c’est « l’entité politique Europe, qui sera forcément linguistico-culturellement plurielle ». Il ironise sur le « folklore parisien » qui voudrait s’imposer comme « folklore français anti-folklorique » sur l’ensemble du territoire. La crise de l’intégration est, selon lui, imputable aux prétentions hégémoniques de cet « anti-folklore ». Seul un retour aux cultures locales serait à même de détourner les immigrés de « folklores venus d’ailleurs ». Point de vue partagé par le professeur d’occitan Patrick Sauzet : « De plus en plus d’immigrés maghrébins se mettent à l’occitan, c’est la meilleure preuve d’intégration. » Patrick Bianchini, le directeur de calandretas, fait chorus pour se féliciter de cette intégration « à la toulousaine ». En somme, la grande réconciliation de tous les Français pourrait enfin avoir lieu loin de la capitale, c’est-à-dire, en l’occurrence, loin de la France. Au-delà des modes et des humeurs, il est permis de douter que Toulouse réglera ses problèmes identitaires en dehors du cadre national. Les accès régionalistes sont l’un des symptômes de la maladie qui frappe à des degrés divers tous les peuples européens ; certainement pas son remède. [/access]
* Photo : Wikimedia commons
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