Il est rare qu’un film vous fasse chialer dès le générique du début. La Marche aurait pu s’arrêter là, d’ailleurs, aux premières lignes. Tout était dit, et plutôt bien, en deux chansons, Hexagone de Renaud, et Douce France du groupe Carte de séjour, sur des images de hall d’immeuble. Des marches, déjà, de celles qui s’érodent sous le poids des fesses. Bouge ton cul, mon frère, et marche pour de vrai ! Le problème, c’est qu’une fois que ça coule, des yeux comme du nez, ça ne s’arrête plus. L’histoire des beurs en France, quel mélo…
La Marche, c’est un peu la sortie d’Egypte des Arabes des cités. Une camionnette en guise de char attelé et derrière, un cortège en quête d’une vie meilleure ; quatre ou cinq péquins au départ, 100 000 au bout du parcours. La Terre promise est proche, sous les pieds des protagonistes. Car, on l’a compris, c’est dans les têtes que ça se passe. Doute, peur, découragement : les allusions bibliques parsèment le récit de cette pérégrination. La foi s’en va, revient. Même les « RG », ces envoyés de Pharaon, finissent par encadrer les marcheurs, pour les protéger. L’ordre tombe d’en-haut, après qu’un Maghrébin de 26 ans, Habib Grimzi, a été défenestré du train Bordeaux-Vintimille par trois candidats à la Légion étrangère. L’horreur intégrale.
Œuvre de fiction, le film du réalisateur belge Nabil Ben Yadir retrace, trente ans après, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, baptisée Marche des beurs « par les médias », partie de Marseille un 15 octobre, arrivée à Paris un 3 décembre. Une vague d’attaques racistes marque le début des années 1980. Elle fait des morts et des centaines de blessés. Dans les quartiers dits sensibles, peu de choses règnent comme elles devraient, en tout cas pas l’ordre juste, aurait pu dire Ségolène Royal, à l’époque conseillère du président Mitterrand.
Une nuit de l’été 1983, un jeune homme de la cité des Minguettes, à Lyon, Toumi Djaidja (interprété par Tewfik Jallab), sauve un individu à terre (Jamel Debbouze) des crocs d’un chien policier. Un policier voit ça et tire une balle sur Toumi, désarmé. Remis de sa blessure, celui-ci, adepte de la non-violence à la Gandhi, se met en tête d’organiser une marche pacifique pour protester contre les crimes racistes. Prêtre ouvrier du diocèse de Lyon, « détaché » aux Minguettes, Christian Delorme (Olivier Gourmet), est séduit par cette idée de pèlerin et convainc les parents de laisser partir leur progéniture sur des routes pleines de périls.
« Contre le racisme », on comprend. Mais « pour l’égalité », c’est déjà moins clair. Les jeunes gens d’origine maghrébine qui se joignent à cette marche ont tous la nationalité française, du moins le suppose-t-on. Ils bénéficient donc des mêmes droits et sont soumis aux mêmes devoirs que leurs compatriotes dits de souche. Pourtant, ils ne se sentent les égaux du reste des Français, mais rejetés et mal-aimés. Se rendant bien compte qu’ils passeront leur vie en France et non dans le pays de leurs parents, ils veulent être des citoyens à part entière. Cette égalité, ils la demandent en particulier devant la justice (qui les juge souvent) et devant la police (qui les arrête régulièrement).
Mais c’est avant tout une égalité existentielle qu’ils réclament. Le film interroge intelligemment cette exigence. On s’en aperçoit dans cette scène, où Sylvain (Vincent Rottiers) fait remarquer à Monia (Hafsia Herzi), qu’il aime et a déjà embrassée, que « quand c’est français, c’est raciste » mais que « quand c’est arabe, c’est culturel ». Sylvain est fâché et malheureux de ce que Monia lui a dit plus tôt sur un ton sans appel : entre elle, l’Arabe, et lui, le Français, ce ne sera pas possible, « tu sais très bien ». Point ici une critique laïque du culturalisme arabo-musulman comme entrave à une intégration pleine et entière. Le film fait ainsi quelques évocations du présent dans ce passé vieux de trente ans. La préfiguration du « 100% halal » en est une, tout autant que le rôle et la responsabilité des politiques dans « la libération de la parole ».
La Marche, tant le film que le phénomène dont il témoigne, se veut l’acte fondateur du fait arabe dans l’hexagone. D’où sa dimension sacrée, comme peuvent l’être d’autres faits marquants de l’Histoire de France, devenus mythiques. Mais la Marche est un mythe brinquebalant. Ses promesses d’émancipation n’ont pas été tenues. La faute aux politiques français, de gauche comme de droite, accusent ceux qui ne veulent plus être appelés les « beurs ». « La Marche a été récupérée », dénoncent-ils presque tous. Par qui ? Par SOS-Racisme et son parrain le Parti socialiste. Ces dernières années, cette légitime critique du mouvement a rejoint les vociférations antisionistes des Indigènes de la République, ainsi que des émules de Dieudonné et d’Alain Soral. Quel rapport entre une éventuelle « récupération » et la question israélo-palestinienne ?
C’est bien simple. Après la projection jeudi dernier à l’Institut du monde arabe du documentaire Les marcheurs, chronique des années beurs, de Samia Chala, en présence de Christiane Taubira et de l’hôte de ces lieux Jack Lang, des « témoins » de la Marche ont apporté quelques éléments de réponse. Il a alors été dit que des juifs en France s’étaient inquiétés en 1983 de ce que pouvait devenir cette mobilisation arabe, la vue de keffiehs ne les rassurant pas outre-mesure.
Un an plus tard, SOS-Racisme voyait le jour, à l’initiative, entre autres, de deux ex-trotskystes du PS, Harlem Désir et Julien Dray, mais aussi de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), peut-on lire dans un article posté le 26 novembre sur le site des Indigènes de la République. La petite main jaune de SOS-Racisme, selon cet article, étant la synthèse entre la main de Fatma et la couleur de l’étoile de sinistre mémoire. Quant au slogan « Touche pas à mon pote », il avait pour mérite aux yeux du PS, d’après le même article, de mettre l’intéressé – l’« Arabe » – à distance du champ politique, l’antiracisme devenant l’affaire des socialistes contre le Front national.
Autrement dit, un Français antiraciste intimait à un autre Français, raciste celui-là, de ne pas faire de mal à son « pote » l’Arabe, spectateur d’un échange qui le concernait pourtant au premier chef. Aucun « marcheur » historique n’est devenu membre de SOS-Racisme. « Pendant longtemps, seuls les Arabes stagnant au pied des tours dans leurs cités ont intéressé les socialistes, pas ceux qui réussissaient à s’élever dans la société. », déplore un prof membre d’un syndicat classé à gauche. Cette vieille recette électoraliste a en tout cas profité au candidat Hollande en 2012 dans les banlieues, lui permettant de surfer sur le rejet de Sarkozy.
La lutte pour l’« émancipation » d’une partie des Français d’origine maghrébine, a pris depuis quelques années un tour « antisioniste », parfois radical dans son expression. Une « marcheuse » historique de 1983, interrogée dans le documentaire diffusé à l’IMA, est ainsi devenue une adepte d’Alain Soral. L’un des coréalisateurs du documentaire, Thierry Leclerc, a dit regretter le choix politique de cette marcheuse, précisant que l’idéologie soralienne lui était « nauséeuse ».
Interrogé samedi par Le Monde, Julien Dray a répliqué aux accusations de récupération de la Marche de 1983 par SOS-Racisme : « Ils veulent voir dans la Marche un mouvement formidable de terrain dans les quartiers, un mouvement honnête, qui s’appelait le mouvement beur, et la société aurait eu peur de ce mouvement, donc elle aurait inventé et fabriqué tous les complots pour empêcher ce mouvement d’exister. C’est une réécriture de l’histoire », estime-t-il. Connaissant le climat antisioniste qui règne sur la Toile, à la faveur notamment des commémorations de la Marche, il est étonnant que le journal n’ait pas questionné Julien Dray sur cet aspect des choses.
Née l’année de la Marche, Cindy Léoni est l’actuelle présidente de SOS-Racisme. Elle défilait samedi entre République et Bastille à l’occasion des « trente ans » de la Marche, pour protester contre les récentes attaques racistes dont Christiane Taubira a été la cible. « On sait ce que signifie l’antisionisme dont se réclament nos détracteurs, c’est de l’antisémitisme, dit-elle. Il y a peut-être eu des erreurs de faites il y a trente ans, mais ce qui compte, c’est ce que SOS-Racisme fait aujourd’hui. »
On ne sait si l’action de SOS-Racisme est efficace ou non. Mais quelque chose qui ressemblait à de la bienveillance et à de l’empathie se dégageait du cortège de samedi, qui dépassait largement les rangs des troupes de SOS. Ces sourires de « toutes les couleurs » n’avaient en tout cas rien de hargneux.
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