« À quoi sert une chanson si elle est désarmée, me disaient des Chiliens bras ouverts, poings serrés, comme une langue ancienne qu’on voudrait massacrer. Je veux être utile à vivre et à rêver… »[1], chantait Julien Clerc. Ah, l’Amérique du sud, ses chansons engagées… Ah ! Les artistes français et leurs rêves de révolutions et de caviar. Pour vivre et rêver en Occident, il nous reste de grands artistes contestataires, Adèle Haenel et son keffieh, ou Nick Conrad, qui a le courage de crier haut et fort « pendez les Blancs » au nom de la liberté d’expression. « Pendez les rappeurs », répond l’Ayatollah Khamenei. Et lui, il le fait.
« Journalistes à louer, espions, artistes du régime, trouvez un trou de souris » – Toomaj Salehi
L’Ayatollah Khamenei et Mélenchon préfèrent sans doute les chansons de Nick Conrad aux textes anti-mollahs de Toomaj Salehi, condamné à mort par pendaison pour corruption terrestre. Mourir au mois d’avril, quand les roses d’Ispahan ne sont pas encore écloses… On ne sait s’il mourra, ou si la peine prononcée n’est qu’un supplice psychologique de plus pour le faire taire.
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Quel sens a le mot « corruption » en Iran ? Il sort de la bouche de meurtriers de manifestantes, au préalable violées pour être certain que Dieu leur fermera la porte du Paradis. Sans doute les Gardiens de la Révolution ont-ils peur de les retrouver parmi leurs 70 vierges célestes, chantant les textes de Toomaj Salehi sur leur propre corruption :
« Ne nous as-tu pas assez isolés dans le monde ?
Ne nous as-tu pas assez étouffés ?
Vous ne nous avez pas assez foutu en l’air ?
Ne nous avez-vous pas assez volé ?
Maintenant vous voulez donner la moitié de l’Iran à la Chine et le reste à la Russie ? »(…)
« Si tu es un régime théocratique, pourquoi es-tu le serviteur de la Chine ? (…)
Quiconque vend ma Patrie sera puni… »
Un dictateur a toujours un chanteur d’opposition pour lui faire la nique. Vladimir Vyssotski a traversé l’URSS avant de mourir épuisé d’une crise cardiaque, poursuivi par le KGB et les brimades des cocos. Sixto Rodriguez a porté la jeunesse sud-africaine avec son titre « Sugar man ». Que serait l’image de la Kabylie sans les chansons d’Idir ? Celia Cruz immigra de Cuba aux États-Unis avant d’être une figure de l’anti-castrisme, et Fela Kuti, chanteur et opposant nigérian, a fini par devenir un politique…
Les régimes sanguinaires sont rarement assez fous pour tuer un artiste populaire : c’est un coup à faire du lieu du meurtre une terre de pèlerinage. Le sang d’un chanteur coule toujours moins loin que ses œuvres. Voyez Mercedes Sosa. Forcée à l’exil après un concert à la Plata en 1979, elle revient quelques mois avant la chute de Jorge Videla pour un concert absolument mythique à Buenos Aires. A quoi sert l’art en dictature ? Sa chanson « Si se calla el cantor » — si le chanteur se tait — le résume parfaitement.
Si se calla el cantor, calla la vida si le chanteur se tait, la vie se tait
Porque la vida, la vida misma, es como un canto parce que la vie est comme un chant
Si se calla el cantor, muere de espanto, si le chanteur se tait, meurt de terreur
La esperanza, la luz, y la alegria l’espérance, la lumière et la joie.
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Juliette Binoche se coupera-t-elle une autre mèche de cheveux ?
Des chanteurs sont condamnés à mort. Que font les artistes occidentaux ? En octobre 2022, Juliette Binoche au sommet de sa résistance contre l’oppression, se coupait une mèche de cheveux sur Instagram suite à la mort de Mahsa Amini. En octobre 2023, elle signait une pétition pour un cessez-le-feu à Gaza[2]. Pour l’instant, elle n’a pas encore eu d’idée lumineuse concernant Toomaj Salehi, dans le droit fil de ses deux précédents engagements. Peut-être va-t-elle se laisser pousser la barbe. Lio aurait pu se raser la boule à zéro pour Toomaj Salehi, afin de donner un autre sens à son geste qu’un « ras-le-bol du patriarcat ». Le monde de l’interpreneuriat instagramable (néologisme un peu barbare) est pour l’instant assez silencieux. Quand le chanteur se tait, les cris de défense des assassins résonnent…
[1] https://www.youtube.com/watch?v=iIn6C0oQ8gk – extrait de « Utile » – Julien Clerc chanté par Mélanie Dahan
[2] https://www.telerama.fr/debats-reportages/une-centaine-d-artistes-francais-appellent-a-un-cessez-le-feu-a-gaza-7017770.php
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