Si pour certains auteurs, le désœuvrement constitue une forme de révolte contre le culte de l’utile dans la société ou une façon de se libérer de l’anxiété d’exister, pour Thomas Mann, c’est une véritable ascèse que le poète doit suivre afin de se transformer en un artiste authentique.
Les romans de Thomas Mann sont très marqués par le thème du désœuvrement. En fait, il y a chez lui toute une évolution, qui va globalement des prémisses, Tonio Kröger, en 1903, jusqu’au Docteur Faustus, en 1947, en passant évidemment par La Mort à Venise, en 1912, et le très célèbre huis clos de La Montagne magique, en 1924. À chaque fois, l’action se situe comme hors du temps, et le plus possible à l’abri des contingences. Les personnages principaux y sont toujours singuliers, différents des autres êtres humains. En règle générale, nous avons affaire à des artistes qui se complaisent dans une solitude fatale. À travers eux tous, Thomas Mann pose la question de la place de l’artiste dans la société. Qu’est-ce qui justifie, en quelque sorte, cette marginalité presque revendiquée, qui est aussi un pari sur l’existence ?
Un roman très autobiographique
Tonio Kröger est probablement le roman le plus autobiographique de Thomas Mann. Il commence à Lübeck, sa ville natale au bord de la mer Baltique. « L’école était finie », nous annonce Mann. Le jeune Tonio Kröger, élève médiocre et inadapté, attend son camarade de classe Hans, dont il est amoureux, pour faire une promenade. Hans est le contraire de Tonio, au moral et au physique. Alors que Hans est aimé de tous, Tonio apparaît comme replié sur lui-même, toujours triste et, nous dit Thomas Mann, « négligent, indocile, préoccupé de choses auxquelles personne ne pense ». C’est que Tonio veut devenir poète. Il a du reste déjà commencé à écrire dans un cahier.
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Le roman s’attache à de brèves périodes de la vie de Tonio Kröger. Nous le voyons, alors qu’il grandit et devient un homme, rester fidèle à son premier idéal. Il ne déviera pas de sa vocation, même lorsqu’il tombera amoureux de la blonde Ingeborg, parfaite antithèse de son désœuvrement. Tonio Kröger recherche l’éveil et Thomas Mann passe de longues pages à expliciter cette quête spirituelle. Il écrit ainsi, au moment d’un épisode de la vie de Tonio qui est un tournant : « Il se livra tout entier à la puissance qui lui apparaissait comme la plus élevée sur terre, au service de laquelle il se sentait appelé, qui lui promettait la grandeur et la réputation : la puissance de l’esprit et du verbe qui règne en souriant sur la vie inconsciente et muette ». Car Tonio Kröger est plus qu’un roman, c’est une profession de foi.
L’anti-travail du poète
Thomas Mann insiste beaucoup, dans Tonio Kröger, sur le type de travail auquel se livre son héros poète. Il s’agit plutôt, à vrai dire, d’un anti-travail, si l’on veut, qui se différencie par essence de l’activité professionnelle de la plupart des gens travaillant pour survivre. Il y a des phrases qui ne trompent pas : « Il ne travaillait pas comme quelqu’un qui travaille pour vivre, mais comme quelqu’un qui ne veut rien faire d’autre que travailler ». Formule éminemment paradoxale, qui fait bien comprendre la nature du labeur poétique, et donc, aussi, artistique. Plus loin, il précise : « La littérature n’est pas un métier, mais une malédiction, sachez-le ». Avec elle, selon Thomas Mann, on quitte la sphère de la normalité, et on entre dans une sorte de désœuvrement asocial. Le romancier décrit admirablement cette crise que traverse Tonio Kröger, jusqu’à ce « dégoût de la connaissance » qui le fait s’identifier au personnage d’Hamlet. Ce faisant, Mann annonce un peu l’avant-garde surréaliste, qui naîtra bientôt en France.
Aller vers la sagesse
La fin du roman narre une sorte de réconciliation de Tonio Kröger avec sa propre destinée. Il part voyager vers le Nord, au Danemark. C’est là qu’il trouvera un début de sérénité. Avant qu’il ne parte, son amie Lisaveta Ivanovna lui avait déclaré qu’au fond il n’était qu’« un bourgeois fourvoyé sur une fausse route ». Un « bourgeois », donc ; le texte allemand dit : « ein verrirter Bürger ». Au Danemark, il fera les comptes. Ce sera le temps du bilan positif, braqué vers l’avenir, dans la contemplation de ce Nord froid et austère qui l’a toujours fasciné, plus que le Sud peut-être. « Je plonge mes regards, dit-il, dans un monde à naître, un monde à l’état d’ébauche… »
Après avoir fait le vide, il faut reconstruire quelque chose, aller vers la sagesse et, peut-être, vers l’amour des autres. C’est ce que laisse entendre les dernières pages de Tonio Kröger, qui se termine sur une allusion à saint Paul. Conclusion ouverte, mais la partie n’est pas gagnée.
Thomas Mann, Tonio Kröger (Le Livre de Poche, collection « Biblio »), 6,90€.
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