Dans son testament, rédigé dans les jours de 1941 où il s’engageait dans la Résistance, Marc Bloch demandait qu’on inscrive le jour venu sur sa pierre tombale ces deux mots latins : dilexit veritatem (il a chéri la vérité). Il n’y a pas d’autres mots pour rendre hommage aujourd’hui à Bronislaw Geremek et lui édifier, d’une façon très modeste et très précaire, ce que le XIXe siècle appelait encore un tombeau.
Bronislaw Geremek avait fait le choix d’aimer la vérité et de n’aimer qu’elle. La vérité historique, tout d’abord, contre les falsifications et les repentances de tous ordres, contre les vérités d’Etat et l’intrusion du politique dans la fabrication de l’histoire. En mars 2007, on l’avait vu encore se rebeller contre la création en Pologne de l’Institut de la mémoire nationale et l’entrée en vigueur de la loi de lustration visant à « mettre au clair » la collaboration entre les Polonais et la police politique de l’ancien régime : « Je crois, écrivait-il, que la loi de lustration dans sa forme actuelle viole les règles morales et menace la liberté d’expression, l’indépendance des médias et l’autonomie des universités. Elle engendre une forme de « ministère de la vérité » et de « police de la mémoire ». Elle désarme le citoyen face aux campagnes de calomnies, en affaiblissant la protection légale de ses droits. »
C’est la recherche de la vérité qui l’écarta également, dès le printemps de Prague, du parti communiste polonais, dont il avait été un membre influent. Il ne prenait pas à la légère l’adage suivant lequel « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Il en tirait toutes les conséquences, conscient qu’il n’existe pas, entre le bonheur et la vérité, de conciliation possible, mais un choix ardu et pénible.
Avec d’autres intellectuels polonais comme Kuron ou Michnik engagés au sein du Komitet Obrony Robotnikow (le comité de défense des ouvriers), puis emprisonnés, il joua un rôle de premier plan dans la chute du régime de Jaruzelski et l’arrivée de Lech Walesa au pouvoir. Bronislaw Geremek fut d’ailleurs certainement, au moment le plus décisif de la chute du communisme en Pologne, l’un des hommes les plus proches du responsable de Solidarnosc. Cependant, il ne sacrifia pas son indépendance et sa liberté de penser sur l’autel de ce compagnonnage des années de plomb et prit assez rapidement ses distances avec son vieil ami Walesa.
Mais la stature de Geremek dépasse le cadre de la simple histoire polonaise. Son œuvre le place au rang des médiévistes les plus importants de notre temps – ses recherches se sont concentrées principalement sur la place et la fonction des pauvres dans l’Europe médiévale. Sa vie et son destin en font l’une des figures les plus emblématiques du XXe siècle. Le ghetto de Varsovie, le totalitarisme communiste, la chute du bloc de l’Est, la construction d’un Etat polonais démocratique : Bronislaw Geremek aura vécu tout ce que son temps a compté en épreuves et en libérations.
Voilà ce qui fait de lui aujourd’hui une conscience éclairée de l’Europe, celle qui d’Albert le Grand[1. Au 13e siècle, le philosophe et théologien dominicain Albert le Grand, connu sous le nom de « docteur universel », fut le maître de Thomas d’Aquin.] à Stefan Zweig, croit avoir un message singulier à délivrer au reste du monde. Une conscience si éclairée d’ailleurs que l’Europe – en sa figure la plus vide de sens et la plus anhistorique qu’est son Parlement – le refusa comme président.
Cette élection manquée, en juillet 2004, l’avait blessé. Un sursaut d’orgueil lui faisait dire en privé qu’être battu par « un politicien aussi insignifiant que Josep Borrell » le laissait perplexe. Mais ce qui le bouleversait, par-dessus tout, c’était que le Parlement européen choisisse les combinazione policiennes et les alliances contre nature entre PPE et PSE, au moment même où l’Union vivait l’étape historique de son élargissement.
Puis, vite gêné par ce qu’il pensait être de l’orgueil mal placé, il balayait d’un sourire ces mauvaises pensées pour parler de vrais sujets, comme les conversations ininterrompues qu’il menait depuis plus de trente ans avec le pape Jean-Paul II ou la mort du fils naturel de Napoléon Ier et ministre des Affaires étrangères de Napoléon III, le comte Alexandre Waleski, en 1868, dans cette ville de Strasbourg où nous nous souvenions, en levant nos verres, que Marc Bloch accolait à ses livres un bien curieux ex-libris : veritas vinum vitae. La vérité est le vin de la vie.
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