Nos contemporains, on le savait déjà, ont développé un amour immodéré pour les valeurs. Invoquées pieusement dès que la tempête arrive, elles résistent hélas peu à l’analyse ; et pourvu que l’on prolonge l’expérience, on aura tôt fait de mesurer le néant qui se cache derrière ce terme, certes bien pratique, mais décidément peu efficace lorsqu’il s’agit de donner des nouvelles un peu sûres de nous-même. Soyons juste, cependant ; une définition, il en existe bien une : respect des différences ; reconnaissance de la diversité ; en un mot, tolérance – notion qui, bien sûr, a le mérite d’exister, mais qui souffre d’une de nos maladies modernes les plus fréquentes : à force, comme Alain Juppé, de vouloir brasser large, il arrive que l’on ne dise plus rien du tout.
Juste après l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, s’étaient formés, non seulement dans les grandes villes américaines, mais aussi européennes, de petits comités de résistance à l’avènement du Mal, notamment à Berlin. Les revendications, consistant pour la plupart en la reprise des grands standards : « Non à Trump, non au racisme, non au sexisme, non à l’homophobie, non à la xénophobie », s’accordaient toutes au-delà de leur, relative, diversité, sur la nécessité d’en faire appel à la tolérance. Jusque-là difficile d’en vouloir à tous ces braves gens ; sauf à regarder les conclusions auxquelles ils en arrivent : « solidarité avec toutes les personnes queer, transgenres, de couleur, avec les musulmans, les Mexicains, les femmes, les réfugiés et tous les opprimés de la planète. »
Comment peut-on être musulman ?
Demandons aux musulmans ce qu’ils pensent d’être mis à côté des minorités sexuelles ! Pour ces bonnes âmes, en effet, on est musulman comme on est gay, ou comme on est queer, transgenre, ou ce que voulez ; c’est-à-dire qu’à la place d’écumer les boites branchées du Berlin Gay, on arrête de travailler le vendredi ; c’est-à-dire qu’au lieu de se prendre pour Colette, Louise Brooks, ou Judith Butler, et de jouer les garçonnes, on porte le voile, le Hijab, la djellaba. Être musulman, donc, ça n’a aucune signification, aucune portée réelle sur quoi que ce soit ; ce n’est qu’une manière d’être ; un folklore, tout au plus une philosophie qui n’implique que soi, qui ne vaut que pour soi, et sur laquelle il est interdit d’avoir un avis : car, après-tout, qu’est-ce que ça peut vous faire ?
La tolérance, lorsqu’elle est placée en principe fondateur, ne nous mène pas seulement à une mécompréhension du réel ; elle nous conduit à faire précisément le contraire de ce à quoi elle prétend nous amener ; elle efface toute les aspérités, toutes les différences, tous les particularismes, culturels ou religieux. Nous ne les considérons pas, ces différences, comme des systèmes de pensée, profonds et cohérents ; mais nous les uniformisons, nous les réduisons à des éléments de folklore qu’il faudrait préserver, non pas pour leur dignité intellectuelle et morale, mais parce qu’après-tout, vues de l’extérieur, elles ne nous dérangent pas. Autrement dit, nous ne comprenons plus ce qu’est une religion, c’est-à-dire un système de représentations et de codes, dominé et conditionné par une autorité divine, absolue et toute puissante ; une conception du monde, qui entend ne plier devant aucun relativisme, aucune forme de compromis ; qui a vocation à affirmer sa supériorité sur toutes les autres, et donc à indiquer le chemin qui mène à la vérité.
La petite fille des Lumières
Mais comment expliquer le succès de la tolérance ? Autrement dit, comment comprendre qu’un sentiment, qu’un état d’âme, ou d’esprit si l’on veut, ait pu à ce point s’imposer ? Revenons pour cela au moment où la tolérance s’est inventée, c’est-à-dire au Siècle des Lumières, à l’époque qui vit s’effacer le Dieu chrétien, au profit de la Nature, du Grand Architecte, de la divinité. Ces périphrases ne doivent pas nous égarer : sous couvert de donner à la civilisation une nouvelle figure d’Absolu, plus en accord avec les récentes découvertes scientifiques, se préparait en réalité le terrain pour l’homme moderne, l’homme révolutionnaire, ou rimbaldien. Désormais soumis à la seule valeur qu’il puisse tolérer –la liberté de conscience et d’agir-, l’individu construit seul son destin, écrit lui-même le roman de sa vie, invente les règles morales qui régissent son existence.
Pourquoi, cependant, avoir tant tardé à en finir avec la divinité ? Pourquoi avoir tenu à préserver une forme d’indépassable, même réduit parfois à un dieu lointain, puis à une simple notion, ou une pauvre valeur ? Sade lui-même se réfère toujours, non pas à Dieu, qui n’existe pas, même si on peut l’insulter ; mais à une entité toute puissante et qu’il nomme la Nature. Toute société a besoin d’un fondement qui lui soit externe, d’une respiration qui lui soit commune ; autrement dit, il lui faut une légitimation extérieure, une valeur qui échappe à tout soupçon d’arbitraire, c’est-à-dire une figure de l’Absolu. Cela, les Lumières l’ont bien compris ; et toute leur entreprise critique, culminant avec le Sapere aude de Kant, n’est rien d’autre qu’un projet de refonte morale et intellectuelle qui en appelle au remplacement des anciennes valeurs, chrétiennes, héritées du préjugé, de la coutume, par de nouvelles valeurs, universelles, et désormais construites par la raison. Le projet des Lumières est inséparable de la Révolution ; non pas au sens où Rousseau et Voltaire rêvaient de celles que nous connaissons ; mais au sens où il ne s’agit pas de nier pour le plaisir de nier, mais bien de construire ce qui s’apparenterait à un nouveau monde.
Encore une fois, les choses doivent être replacées dans leur contexte : le Siècle des Lumières est celui qui s’est ouvert sur la révocation de l’édit de Nantes, des dragonnades, des persécutions religieuses, donc sur le réveil des atrocités des Guerres de Religion ; c’est pourquoi, il a fait de la lutte contre la guerre civile et contre l’intolérance religieuse sa priorité ; sa valeur fondatrice pour ainsi-dire. Tout devait être fait pour lutter contre ce malheur- en particulier chez Montesquieu ; tout, y compris l’invention d’un nouvel absolu, d’une Loi naturelle, chargée de concilier au mieux la liberté de chacun et la sécurité de la société. Autrement dit, nous ne sommes d’accord sur rien ; sauf sur la nécessité d’éviter la guerre civile, et, pour cela, nous allons inventer des valeurs générales qui n’engagent pas grand-chose, mais dont l’intérêt est, non seulement la liberté de penser, mais aussi l’unification, le ciment moral et politique de la société : « Liberté, Egalité, Fraternité »– et la petite dernière : tolérance.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !