Le Choc du futur, ce livre de 500 pages écrit au début des années 70 du siècle dernier, a-t-il encore des idées-clefs à nous délivrer sur notre présent ? Alvin Toffler, qui vient de disparaître en juin dernier, y dresse un inventaire des innovations de nos sociétés et observe la rupture civilisationnelle qui a affecté l’Occident, passant du monde industriel à la société de l’information.
Sans connaître l’Ipod, ses analyses restent stimulantes. Car Toffler prend en compte un océan dans lequel nous baignons et qui, la plupart du temps, échappe à nos analyses : la surcharge des données, le bombardement d’informations et de stimuli auquel notre système nerveux est soumis… Prenant des exemples triviaux comme le choix d’une lessive ou d’une voiture, il montre bien que l’individu doit dépenser beaucoup de temps et d’énergie pour s’y retrouver face à une offre insensée. Qui le contredira à l’ère d’Internet et des 200 chaînes câblées ?
Pour Toffler, tout converge en ce point : l’individu est confronté à des choix démultipliés, à une somme de connaissances qui explosent, à des situations qui changent continuellement. Dans sa prospective, chacun devra sans cesse mettre à jour ses savoirs, changer de profession voire de région ; les entreprises ne seront plus des entités stables, car l’unité de production s’organisera autour de projets industriels ponctuels – comme le projet Apollo – et se disperseront une fois la mission accomplie. Il s’attarde sur ces Américains qui changent en moyenne de région et de vie tous les 2 ans, doivent se réadapter à un nouvel environnement pour le quitter presque aussitôt. Il s’intéresse aussi aux changements culturels, remarquant déjà le ballet incessant de nouvelles stars d’un jour, de tubes qui passent et qu’on oublie dès le lendemain…
En fait, Toffler dresse le portrait d’un monde-vortex, qui emporte tout dans un flux incessant ; un monde fluide, bigarré, qui flirte avec le chaos. Il suppose que cette accélération généralisée ne sera pas supportable pour une part des populations, auxquelles il faudra aménager des zones plus calmes, plus stables, d’existence, d’habitation et de travail.
Le « choc du futur », c’est donc cela : le choc entre une humanité qui s’adaptera à la fluidité, au monde-liquide et incertain, et une humanité en quête de repères.
Aujourd’hui, cette analyse — publiée en 1970 à partir des différentes expériences du couple Toffler entre le milieu des années 1950 et la fin de la décennie suivante — s’applique-t-elle toujours ? Peut-on y voir déjà en filigrane l’opposition entre les partisans d’un mondialisme dénué de sens (autre qu’une sorte d’exploration des expériences — le transhumanisme en somme), et les partisans de sociétés structurées, héritières d’une culture et d’un passé qu’elles souhaitent transmettre et dont elles veulent garder la cohérence (et les frontières) ?
L’éclatement plutôt que l’uniformisation
Je laisserai ces questions en suspens pour aborder un autre aspect des idées de Toffler. Pour ce dernier, la principale caractéristique de l’ère industrielle était la standardisation : chaînes d’hôtels, de restaurants, de produits et de voitures identiques. Au contraire, l’ère hyperindustrielle conduira à la différenciation ahurissante des produits : « Ce n’est qu’à son premier stade que la technologie impose la standardisation. L’automation, en revanche, ouvre la voie à une infinie diversité qui aveuglera l’homme et lui torturera même l’esprit. » (p. 303).
Ce n’est donc pas l’uniformisation qui guette nos sociétés, mais leur éclatement en niches fragmentaires (les « publics ») qui s’ignorent et vivent dans des espaces-temps différents. Sur ce point, Toffler avait-il tort ? Il est vrai qu’on assiste à deux mouvements simultanés : nos sociétés s’uniformisent (il suffit de voir les chaînes de magasins et les produits similaires dans les villes européennes) et se différencient, à tel point que l’on peut parler de « plurivers » pour caractériser les différences entre univers mentaux de personnes qui, pourtant, ont le même mode de vie, utilisent les mêmes technologies.
Il me semble que le fait central de nos sociétés est cette juxtaposition étonnante de personnes qui se côtoient dans les mêmes rues, prennent les mêmes rames de métro, et pourtant vivent dans des mondes mentaux antithétiques – voire, inconciliables. On peut prendre l’exemple des « conspirationnistes ». Ceux-ci ont leurs centaines de sites, ils croient que le 11-Septembre a été fomenté par les dirigeants machiavéliques du complexe militaro-industriel américain. Certains d’entre-eux pensent que le monde est orienté en sous-main par la secte des Illuminatis ou des Skulls and Bones. Je ne parle pas ici de 2 ou 3 illuminés, mais de millions de gens, souvent jeunes, qui répercutent ce genre d’idées — à tel point que le gouvernement s’en inquiète et cherche à créer des programmes d’éducation au sens critique pour lutter contre le « conspirationisme » ! Or, le monde dans lequel vivent ces « conspis » n’a quasiment plus de points communs avec le monde mental dans lequel vit un lecteur du Monde ou du Figaro. Toutes leurs sources d’informations diffèrent, leurs références aussi.
Mais le problème des « bulles informationnelles » n’existe pas seulement autour du conspirationnisme. Il me semble qu’aujourd’hui, l’incompréhension règne entre une multitude de bulles informationnelles, qui ne se comprennent plus et ne peuvent quasiment plus dialoguer, car elles se réfèrent à des expériences et des sources d’informations de plus en plus séparées les unes des autres. Un lecteur de Fdesouche, en voyant jour après jour des faits sélectionnés de façon à penser que « l’immigration est un péril », n’aura quasiment pas de background commun avec un lecteur du Forum des marxistes-révolutionnaires, qui sélectionnent des faits montrant que « la police réprime les jeunes », « l’islamophobie d’Etat règne », « les violences sont constamment exercées contre les immigrés »…
D’aucuns pensent que les habitants des quartiers vivent dans un « espace-temps différent » de celui des habitants des centres-villes. Il y aurait ainsi pour les uns et les autres des références et un un monde-vécu radicalement différents. On pourrait à ce stade parler d’incommensurabilité, comme si les différentes communautés vivaient effectivement dans des mondes distincts, qui ne peuvent plus se comprendre car ils ne parlent plus la même langue et ne partagent plus les mêmes expériences. Quand ils discutent, ils tendent d’ailleurs à s’accuser de mauvaise foi ou même à se psychiatriser, ne comprenant plus ce qui motive les opinions opposées ou différentes des leurs.
La fragmentation et le commun
Toffler n’avait pas analysé la fragmentation sociale du point de vue du choc des visions du monde et des « plurivers » qu’elle générerait. En revanche, il s’était intéressé aux loisirs culturels et au tourisme. Il voyait déjà la naissance d’une nouvelle industrie qui vendra non plus des produits manufacturés, mais des « expériences » — voyages inédits, trekkings dans l’Himalaya, vol en deltaplane, nous y sommes.
Toffler a bel et bien dressé un portrait très juste, dès les années 1970, de nombreux aspects de notre société de surinformation. Il a diagnostiqué certaines pathologies possibles d’un tel brouhaha. Mais s’est-il interrogé sur le sens ? La question du sens d’une telle évolution me semble quelque peu laissée en suspens par les analystes des évolutions technologiques et de leurs effets induits.
Après Toffler, on peut se poser la question profondément politique de la possibilité même d’une légitimité dans une réalité fragmentée dont les différents composants ne partagent pas assez pour pouvoir créer un « sens commun ». Cela renvoie à la question des identités et des repères. A l’époque où il la pose, Toffler pense que la religion et la nation sont dépassées. De même, s’il analyse les conséquences de la mondialisation, de la précarisation et de l’accélération du rythme des changements dans nos sociétés, l’immigration apparaît comme la grande absente de son raisonnement (ce sujet, il est vrai, ne s’imposera dans le débat qu’à partir des années 80-90).
Certes, Toffler parle bien des « migrations », mais pour lui ces mouvements d’une population mondiale devenue « nomade » ont des conséquences essentiellement psychologiques : une sorte de « bougeotte » permanente qui empêche l’approfondissement des relations d’amitiés, condamne à une superficialité des rapports sociaux et arrache régulièrement les personnes à leur environnement. Autrement dit, Toffler, brillant observateur doté d’intuitions géniales, n’a pas pu échapper au piège de l’extrapolation : le monde n’est pas devenu un énorme « suburb » à l’américaine et les mêmes causes n’ont pas eu partout et pour tous les mêmes effets. Sa science du future – cette science qui permet de saisir un phénomène aujourd’hui marginal et comprendre que c’est lui et non pas les autres qui jouera un rôle déterminant à l’avenir — est peut-être incomplète. Elle n’en demeure pas moins essentielle pour comprendre le choc… du présent.
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