La publication des derniers tomes des œuvres complètes de Tocqueville est l’occasion de se replonger dans son œuvre toujours de circonstance en 2021. Analyse de Philippe Bilger.
Alexis de Tocqueville, dont le moindre mérite n’était pas d’avoir ignoré les dangers qu’une démocratie pouvait se causer à elle-même si elle se laissait abuser par des « meneurs d’opinion », semble par sa réflexion totalement accordé avec notre monde d’aujourd’hui. Il comparait l’influence de ces « meneurs » à celle de l’ancienne Inquisition, quoique de nature différente mais avec des résultats similaires, et les dénonçait avec cette admirable formule: « Vous resterez parmi les hommes mais vous perdrez vos droits à l’humanité ». Quand j’ai lu cette profonde pensée, je n’ai cessé de la méditer, percevant que derrière son apparente simplicité elle ouvrait des perspectives aussi bien sur le plan politique que judiciaire par exemple.
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J’aime que, pour demeurer dans le domaine des « meneurs d’opinion » – et on devine bien ceux qui de nos jours pourraient être concernés par cette analyse – Tocqueville ne songe pas à les sortir de notre condition humaine mais leur dénie de se prévaloir précisément des dignités, de l’honneur attachés à l’humain, de ce qu’être homme vous crédite, de ce qu’être homme vous assure comme légitimité et reconnaissance. Ce n’est donc pas tout d’être un homme, encore faut-il mériter de l’être et si on n’en est pas digne, on reste homme formellement, physiquement, mais on perd l’essentiel : la lumière pour soi et pour les autres, l’exemple d’une humanité qui vaut la peine.
Derrière ces « meneurs d’opinion », comment ne pas identifier aujourd’hui tous ceux, intellectuels, journalistes, débatteurs, essayistes, humoristes, artistes, bateleurs, qui seraient, si on examinait lucidement certains d’entre eux, leur comportement, leurs propos et leur influence discutable, régis par cette terrible observation de Tocqueville : ils seraient des nôtres certes mais ne nous honoreraient pas et ne s’honoreraient pas par leur présence, leur langage, leur contentement d’eux-mêmes.
Dans le domaine judiciaire, cette assertion est encore plus pertinente et me semble régler une fois pour toutes ce qu’il convient de dire de ces crimes tellement horribles qu’ils paraissent faire sortir leurs auteurs de notre humaine condition. Et avoir pu justifier donc, dans des temps révolus, la peine de mort puisqu’à proprement parler on ne s’imaginait pas tuer un homme comme nous mais une existence dont le mal était explicable par une sorte de sortilège exotique voire de sorcellerie. J’ai entendu requérir ainsi et c’était se faciliter honteusement la tâche : comme on ne pouvait pas admettre qu’un homme ait agi sur un mode aussi insensé, hors de l’ordinaire, il fallait bien qu’il ne fût pas humain et qu’il soit traité comme s’il était un mystère criminel absolu.
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Alors que Tocqueville nous donne la clé de l’énigme. Le criminel « reste parmi les hommes » mais il n’a plus rien qui le rattache à ce à quoi son humanité lui aurait donné droit s’il avait été à la hauteur de celle-ci. Un homme donc mais séparé de nous. Non par son apparence mais à cause du gouffre effroyable qui le rend indigne de se revendiquer un homme avec l’aura, l’allure et la fierté qui s’y rattachent. Le criminel est parmi nous, avec nous mais il a « perdu ses droits à l’humanité ». Privé donc de l’essentiel.
Je mesure ce que cette fulgurante approche permet comme généralisation. Je n’en ai évidemment pas épuisé la richesse. Il me plaît de rendre hommage à Tocqueville, cet immense esprit. Pas seulement, comme souvent, pour ses intuitions historiques et sa vision de l’avenir mais pour cette singulière et mélancolique perception de nous-mêmes : on ne mérite pas toujours de se dire un homme.
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