Entre le début du mois de septembre et la fin du mois de novembre, j’ai fait l’expérience de la téléréalité. Non pas en tant que candidat bien sûr, en tant que téléspectateur. C’était déjà de ma part un effort d’intégration sociale et de communion cathodique avec mes semblables. J’en avais assez de passer pour inculte dans les dîners et aujourd’hui, moi aussi je peux briller. En bientôt quinze ans, le phénomène de la téléréalité s’est étendu et l’offre est devenue si vaste que, sur certaines chaînes, on ne sait plus très bien où commence le réel et où s’arrête la farce (JT inclus). Dans l’embarras du choix, qu’allais-je choisir ? Les amours dans la gadoue ? Les petites verrines chronométrées ? Danse et dents blanches ? L’école des fans pour adulescents ? Les sous-doués en vase clos ? Rien de tout ça ; va pour Koh-Lanta.
Soucieux de voir se rencontrer les disciplines qui rebutent et les grands succès du petit écran, j’ai fini par me dire que l’émission Koh-Lanta ferait un excellent sujet d’étude en philosophie politique. Et je n’ai pas été déçu. Si Tocqueville avait eu à débarquer en Thaïlande, en Malaisie ou aux Philippines avec les équipes de tournage (si tant est que l’Université française puisse encore produire des Tocqueville), il aurait fort bien pu en déduire les inclinations politiques actuelles, sans pour autant tomber dans la fange où se complaisent d’autres émissions. On y voit en effet une vingtaine de personnes venues de tous horizons qui, mues par l’envie de remporter individuellement une coquette somme mise en jeu, sont invitées à former deux équipes distinctes, l’une rouge, l’autre jaune, et à surmonter certaines épreuves. Échelonnés sur plusieurs semaines, leurs exploits et leurs péripéties émanent d’abord de l’affrontement entre ces deux équipes, puis, dans une seconde phase de jeu, de talents individuels au sein d’une seule équipe réunifiée après plusieurs éliminations de part et d’autre. Trois champs de compétences se profilent alors : le souci du confort collectif, la performance physique, l’entregent stratégique.
Tout « aventurier » qui se respecte doit avoir avant tout, ou la capacité, ou du moins la volonté de tirer parti de l’environnement pour les besoins du groupe. Pêche, cueillette, cuisine, vaisselle, cabane ou feu de camp, les occasions de se montrer ingénieux et dévoué ne manquent pas. Le candidat en tirera une indéniable reconnaissance de la part de ses coéquipiers, jamais, toutefois, au point de faire oublier la cagnotte. Il y a, dans ce domaine, les meneurs et les suiveurs. Les premiers ne peuvent pas compter que là-dessus pour s’en sortir, les seconds doivent donner le change d’une manière ou d’une autre. Ensuite, il y a l’effort physique. Un candidat peu apte à donner de sa personne lors des épreuves collectives sera très vite assimilé à un boulet, à moins qu’il n’ait eu l’intelligence d’être préposé à la confection des repas ou de s’être rendu un temps indispensable par sa dextérité à utiliser les palmes et le harpon. Enfin, pour celles et ceux qui ne brillent ni par leurs qualités sportives, ni par la débrouille et la symbiose avec la nature, qui ne sont donc ni Rambo ni Robinson, il reste le bla-bla. Untel est certes bon nageur, mais il en devient trop dangereux ; telle autre s’active sur le camp mais elle pense ceci de toi, etc. L’art et la manière de faire et défaire des alliances provisoires en prétextant l’esprit d’équipe, le fair-play ou l’amitié naissante, les larmes aux yeux et la main sur le cœur. Eh oui, car la nuit tombée, le présentateur Denis Brogniart convoque l’équipe (poussive ou réunifiée) autour d’un scrutin uninominal majoritaire à un tour, sanctionnant l’élimination d’un candidat.
À tour de rôle, chacun vient alors déposer secrètement dans une urne en bois ethnik son petit bulletin assassin, s’employant, en off, à motiver son choix, les sourcils en chevron et le regard en peine. L’affaire se complique lorsqu’un candidat veinard, se sentant en grand danger, a le mauvais goût de jouer le collier d’immunité – caché sur l’île par les producteurs facétieux – glané lors d’une cueillette de jésuite. Dans ces cas-là, les conjurés se lancent discrètement de gros yeux, comme s’ils s’étaient assis sur un objet saillant. Qu’il s’agisse d’évincer un candidat suite aux mauvais résultats de l’équipe dans les grands défis, ou, plus encore, du chacun-pour-soi qui prévaut après réunification, le spectacle politique est toujours gros d’enseignements. Il y a celle qui veut se venger d’un manque de politesse à son égard, celui qui se méfie d’un candidat qu’il estime lui être supérieur en tout, celui encore qui, pris en défaut de caractère, s’en remet systématiquement à l’avis du fort en gueule. Il y a aussi le candidat qui se fait fort d’appliquer la justice et de voter au mérite ; celui-là est tellement désarmant qu’il est pris pour le pire des fourbes et ostracisé dès que possible. Enfin, il y a ceux qui, d’anciens rouges qu’ils étaient avant réunification, avouent être dans l’incapacité morale d’éliminer l’un des « leurs », comme si le fait d’avoir partagé durant une semaine un bol de riz et un coin de sac de couchage avaient fait d’eux des frères de sang, les empêchant de récompenser le talent des anciens jaunes. Gageons que la plupart d’entre eux, dans le civil, se revendiqueront ouverts à l’étranger et rétifs aux grandes manifestations cocardières. Et le jour de la grande finale, tous seront appelés à voter une dernière fois pour le plus complet des deux finalistes – généralement celui qui sera parvenu à se mettre à dos le moins possible de ses concurrents.
Du point de vue sociologique, Tocqueville aurait eu ici matière à disséquer le triomphe de vulgum pecus. Koh-Lanta est l’un de ces jeux de téléréalité dans lesquels le visage des candidats leur tient lieu de nom de famille. On y célèbre les individualités ; on y rappelle l’importance du « social » dont on ne soucie finalement guère que dans la mesure où il ne contrevient pas à l’intérêt personnel mais le renforce ; on y assume la mise en concurrence monnayée ; on y respecte scrupuleusement la parité (même si le podium semble ne se soumettre qu’assez rarement aux injonctions de celle-ci) ; on n’y reconnaît, pour finir, que l’aura des démagogues. En outre, l’extrême médiatisation et le chèque promis ne sont pas des limites à la comparaison d’avec la vie ordinaire : chaque selfie déposé sur Facebook est un quart d’heure de célébrité, célébrité qui n’est convoitée que sous le rapport de l’argent, gage de toutes les libertés. Bref, si Koh-Lanta est un formidable objet de contemplation politique, c’est parce que cette émission reflète, plus fidèlement qu’aucune autre, notre condition politique contemporaine. S’y déploient tous les talents, eux-mêmes bridés par la manière dont chacun appréhende les talents d’autrui à l’aune de son intérêt privé.
Au moins ai-je enfin rejoint le troupeau, ce qui n’est pas toujours désagréable.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !