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Un jour, nous prendrons des avions qui partent

"Roissy", un huis-clos paradoxal de Tiffany Tavernier


Un jour, nous prendrons des avions qui partent
Tiffany Tavernier. Sipa. Numéro de reportage : SIPAUSA30053209_000006

Le roman à huis-clos est un genre casse-gueule : lassant, déjà vu, déjà lu, déjà fini avant d’avoir commencé, il est aussi désespérant de constater que l’on se laisse prendre quasiment à tous les coups par le suspense – ou micro suspense – instillé par l’auteur entre ses quatre murs et quelques.

Pour son dernier roman, Tiffany Tavernier a vu les choses en grand. Une héroïne enfermée de son plein gré dans l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Une attente et une angoisse sensiblement plus dignes que celles à l’oeuvre dans les téléfilms des chaînes numériques. Après le coup de gueule de Benoît Duteurtre sur La Nostalgie des buffets de gare (2015, Payot), Roissy se cale entre le documentaire sur « CDG vu de l’intérieur » et « la précarité en France ». Au final, que reste-t-il à la littérature ? Non le contenant mais le contenu.

Tiffany Tavernier écrit bien. Sensible sans larmoyer, comme dans La menace des miroirs (Le Cherche Midi, 2006). Malade, paranoïaque, sans être outrageusement délirante. Juste et précise dans le trouble, efficace dans la remontée des souvenirs. Avec cela, un sens de l’observation (Roissy n’est-il pas le paradis des observateurs du genre humain sous toutes ses coutures ?) certes aiguisé par les circonstances, mais légèrement sous-employé malgré tout. Roissy forme un tout cohérent, une épopée immobile du chaos vécu et imaginé par une héroïne qui ne porte pas de prénom.

Depuis huit mois, elle vit entre les terminaux et les zones réservées au personnel, en slalomant entre les contrôles, la police et les « vrais gens ». « Parfois, je me dis que j’aimerais rester ici toute ma vie. Partout ailleurs, le monde me fait si peur. Je ne suis plus comme eux. L’ai-je jamais été ? Il y a un tel désordre en moi. »

Mais quel désordre peut pousser une jeune et visiblement jolie femme à élire un souterrain – squatté par un vétéran de la guerre en ex-Yougoslavie – pour demeure ?

La romancière ménage le suspense, à grands coups de flashes-back qui partent en vrille : voiture accidentée, photos de famille mises en pièces, pare-brises explosés, carlingue du Concorde, moteurs ronflants des Boeing, tableaux d’affichage hypnotisants …

Lorsqu’elle se présente comme Anna, la veuve d’un disparu du crash du Rio-Paris (2009) à Luc, le veuf d’une disparue du même vol, on croit tenir la clé. La pauvre Anna ne sortira donc jamais du labyrinthe de la tristesse, ne fera jamais son deuil, parce que les corps sont mangés par les poissons, tombera peut-être par erreur amoureuse de Luc et réciproquement, fin. Fausse route.

Luc manque de défaillir devant la capacité de mythomane de sa nouvelle amie.

« À cette époque, j’étais prête à tout pour me rappeler, ne serait-ce que mon nom, mon prénom, preuves que j’avais bel et bien eu une vie. »

Elle n’est la veuve de personne, à sa connaissance, et ne s’appelle pas Anna. Identification hystérique aux victimes de l’impressionnante catastrophe aérienne, développée par une héroïnomane un peu plus jolie que les autres ? Encore perdu !

Cette Anna improvisée évolue en vase clos mais connait l’actualité à la perfection, depuis les symptômes du virus Ebola jusqu’aux données statistiques concernant l’aéroport, vit à côté mais pas avec les SDF « officiels » de Roissy. Pas si paumée.

Elle a passé en revue toutes les « raisons possibles d’une telle amnésie, tous les livres du rayon psychologie du point Relay étaient unanimes : seul un très gros choc émotionnel pouvait expliquer une si grande perte de mémoire. »

À la recherche de sa mémoire, au milieu de ceux qui vont et viennent sans voir personne, Anna s’appelle peut-être autrement, Anna n’est peut-être pas vraiment amoureuse de Luc, qui lui paie ses nuits à l’Ibis, Anna a peut-être tué, peut-être pas. « Je suis un trou qui abrite un saccage » reconnaît-elle dans le miroir des toilettes du terminal 2F.

On s’en fiche, au fond. Son histoire, à l’image de celle de l’aéroport et des allées et venues infinies des avions, est une boucle qui ne s’achève pas par un happy-end mielleux. La mémoire est un pays plus vaste que le monde, Tiffany Tavernier a l’élégance de le suggérer et de ne pas l’affirmer.

Tiffany Tavernier, Roissy, Sabine Wespieser Éditeur.

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étudie la sophistique de Protagoras à Heidegger. Elle a publié début 2015 un récit chez L'Editeur, Une Liaison dangereuse.

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