La violence de Tiananmen se comprend difficilement avec des yeux d’Occidentaux
Il y a un mystère Tiananmen. Alors qu’à l’extérieur de la Chine, ce massacre est toujours considéré comme une tache indélébile sur l’uniforme de l’Armée populaire de libération, le pouvoir chinois semble pour sa part de mieux en mieux l’assumer.
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Cette répression par l’armée chinoise de manifestations étudiantes pacifiques, qui s’est soldée selon les sources par un bilan allant de quelques centaines à quelques milliers de morts, a longtemps été occultée par le pouvoir. Mais aujourd’hui, trente ans après les faits, le ton change à Pékin. Loin de disparaître de la conscience du Parti comme une mauvaise action qu’il s’agirait de refouler à jamais, cet acte de violence, ce coup d’État au sens premier du terme, est dorénavant revendiqué par le pouvoir comme un acte « correct » qui a mis la Chine « sur le chemin de la stabilité et du développement » (selon le ministre chinois de la Défense), ou encore comme un « incident » qui tel un vaccin « immunise la société chinoise contre les désordres politiques les plus importants » (selon le journal officiel Global Times). Un acte bénéfique en somme, que le Parti défend aujourd’hui ouvertement, tandis qu’il se persuade que l’Occident en crise n’a plus aucune leçon à lui donner.
“Il faut du sang”
L’analogie entre vaccination et répression pourra sembler saugrenue, voire blasphématoire aux yeux d’Européens habitués à considérer toute violence, même d’État, sinon comme illégitime, au moins comme une forme d’aveu d’échec. Pourtant, ce n’est pas un auteur chinois, mais un auteur occidental qui nous permet peut-être de comprendre le mieux ce que le Global Times entend par cette analogie. Dans La Violence et le Sacré, René Girard décrit le processus de vaccination sur le modèle du sacrifice. « Que dire des procédés modernes d’immunisation et de vaccination ? (…) L’intervention médicale consiste à inoculer « un peu » de la maladie, exactement comme dans les rites qui injectent « un peu » de la violence dans le corps social pour le rendre capable de résister à la violence ». Quelques jours avant le déclenchement de la répression, fin mai 1989, alors que la direction du Parti semble plus divisée que jamais, le président de la République Yang Shangkun aura cette injonction glaçante : « il faut du sang ».
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Ce qui est moderne en Chine, ce sont donc, tout autant que les pratiques de la médecine contemporaine, les procédés archaïques du sacrifice et de la violence, qui visent par la violence à mettre à distance la violence. Mais que la violence puisse porter des fruits, qu’elle puisse devenir fondatrice d’un ordre politique pérenne, cela n’est possible, à suivre René Girard, qu’à la condition qu’elle fasse l’objet d’une méconnaissance, c’est-à-dire que la responsabilité de la violence qui traverse la communauté soit attribuée non à ses auteurs véritables, mais à un bouc émissaire qui par là même mérite, aux yeux de la communauté, le sort qui lui est fait par le pouvoir. C’est ainsi que des dissidents chinois réfugiés à l’étranger peuvent aujourd’hui se voir reprocher par des étudiants éduqués en Chine d’avoir « cruellement tué des soldats de l’armée populaire » (Le Monde des 2 et 3 juin 2019).
Victimes sacrificielles
C’est seulement en mettant en lumière la logique sacrificielle qui sous-tend son discours que nous pouvons comprendre comment le pouvoir chinois peut simultanément mettre en avant son souci de l’harmonie et mettre en œuvre une répression féroce. En effet, dans cette logique, l’un ne va pas sans l’autre, car c’est en exerçant une répression féroce contre ceux qui sont accusés de répandre la discorde que l’harmonie est préservée. Ainsi, depuis des décennies, le pouvoir chinois organise de rituelles « luttes contre la corruption » ou contre la « pollution spirituelle » qui visent à fournir au système les victimes sacrificielles dont il a besoin.
René Girard pensait que partout dans le monde, les mécanismes sacrificiels de la politique avaient été rendus inefficaces par leur dévoilement progressif au cours de la période moderne. La Chine est peut-être en train de nous prouver qu’il avait tort.
La Violence et le Sacré, René Girard (Fayard/Pluriel)
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