J’étais encore plongée dans un demi-sommeil, le drap remonté jusqu’au nez, l’esprit vide de toute pensée, calme et sereine. Willy à mes côtés ronflait. Et ses ronflements, tambour-major du matin, scandaient mon combat contre l’irrésistible instinct du travailleur, celui qui vous expulse de votre lit et vous entraîne aux toilettes, à la salle de bains, au placard de la cuisine, dont vous sortez un bol sans en avoir envie. Je hais les matins, qui sentent le savon et le café frais.
Je luttais à armes inégales. Ne pas céder. Ne pas entrouvrir une seule paupière. Ne pas se rendormir non plus : c’est généralement là que le réveil, sournois, vous guette. J’en étais là de mes méditations que mes pensées furent happées, toutes entières, par le bruit étourdissant de la radio. On y diffusait des chansons en boucle. Chose horrible pour une radio allemande, ce n’était ni Anton aus Tirol, ni son homologue non moins séduisant, Julio Iglesias, mais un chanteur que j’eus grand-peine à reconnaître.
Willy m’y aida. Il se tenait debout, au milieu de la chambre, et il dansait. Il avait l’air ravi. Il me regardait sans rien dire, portant de temps à autre sa main vers son entrejambe et poussant de petits cris aigus. Il mimait maintenant un moonwalk et, ma foi, il ne se débrouillait pas si mal pour un Michael Jackson de quatre-vingt-quinze kilos.
Lorsque la chanson s’interrompit et que l’animateur de la SWR fit appel à ses plus larmoyants trémolos pour lancer : « Der King of Pop ist tot. Michael Jackson starb im Alter von fünfzig Jahren in Los Angeles… », ce fut comme l’apocalypse. Un grand « vlam », suivi d’un cri de douleur : mon moonwalker de mari était étendu de tout son long.
Comme il ne se relevait pas, que ses râles devenaient de plus en plus rauques et qu’il ne répondait pas aux questions inquiètes que je lui lançais – « Bon, Willy, quand t’auras fini de faire le con, tu pourras aller me préparer un café » –, je résolus à me lever.
Le spectacle était effroyable. Sa tête avait buté contre le rebord de la commode et une mare de sang se dessinait autour. Il respirait, il n’était pas mort. Du moins, pas encore. Bonne poire, plutôt que de me ruer vers le dressing pour voir si j’avais quelque chose de noir à me mettre, j’appelai le 112.
– Oui, Monsieur, mon mari ne bouge plus… La tête ouverte, c’est ça…. Il y a du sang qu’on pourrait faire du boudin pour une famille nombreuse… Oui, je pense qu’il va assez mal, sinon je ne vous appellerais pas… Heureusement que c’est du parquet, on pourra ravoir les taches…
Quelques minutes plus tard, une demi-douzaine de pompiers, même pas beaux, pas musclés, un peu bedonnants, enfilaient Willy dans l’ambulance des secours. C’est entre la maison et la clinique qu’il se réveilla : « LaToya, souffla-t-il, LaToya, où est Bubbles ?… » Puis, il s’évanouit à nouveau.
Dans son bureau, le docteur Bannasch me rassura :
– Votre époux n’a que de légères contusions. Le scanner n’a révélé aucun traumatisme interne. Il n’y a qu’à le recoudre. Heureusement que vous êtes tombés chez nous, l’ambulance vous aurait conduits ailleurs que dans la meilleure clinique de chirurgie réparatrice du Bade-Wurtemberg, mes sagouins de confrères auraient fait à votre mari une cicatrice immonde. Tandis que là, d’ici trois jours, on ne verra plus rien.
– Oui, oui, mais ça n’entraîne pas de surcoûts ? Parce que si votre intervention n’est pas prise en charge par notre mutuelle, je ne vous dis qu’une chose, docteur : vous pouvez le découdre et lui bricoler une bonne grosse cicatrice bien remboursée.
– Non. Ne vous inquiétez pas… De toute façon, le métier est foutu.
– Vous prêchez une convaincue : j’ai toujours dit que la chirurgie esthétique…
– …réparatrice ! Ne nous enfoncez pas plus bas que terre ! Moi, Madame, je suis un homme à bout : oh, bien sûr, il en restera bien, des grosses à liposucer. Une tonne de cellulite, une Porsche neuve. Mais, avec la mort de Michael, plus rien d’artistique à rêver ni à espérer. La mort, quoi !
Il chialait comme un gosse, quand il entreprit de faire trois pas de moonwalk. Sa nuque buta contre une armoire. Malgré le sang qui sourdait de son crâne à gros bouillons, il trouva la force de hurler de douleur avant de s’écrouler. Je refermai pudiquement la porte du bureau derrière moi.
J’attendis une heure, dans la chambre de Willy, qu’on me le remonte du bloc. N’y tenant plus, j’allai trouver l’infirmière de l’étage, qui me dit : votre mari est dans sa chambre depuis plus d’une heure. Quand elle vint constater avec moi que la pièce était vide de tout convalescent, elle sonna l’alerte.
Il nous fallut trois heures pour remettre la main sur Willy. Le gros pansement qu’il avait noué autour de la tête lui donnait des allures de pacha. Il trônait au milieu de cinq ou six petits leucémiques, leur racontant des histoires de fées et de lutins volants. La scène était touchante. Il maugréa un peu quand on le fit sortir du service de pédiatrie pour le raccompagner à sa chambre. Mais il se laissa faire.
La clinique ne voulut prêter aucun crédit aux plaintes des parents des petits cancéreux. Une fille de salle moustachue vint simplement nous dire que Willy était guéri et qu’on ne le garderait pas plus longtemps en observation.
Je l’ai ramené à la maison. Il reste assis toute la journée, prostré dans un coin. Parfois, il se lève. Il porte alors ostensiblement une main à son entrejambe et pousse de petits cris suraigus. J’ai peur.
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