Entre fascination, nihilisme et imprécation, Thomas Bernhard, l’enfant maudit de la littérature autrichienne, fait l’objet d’un Cahier de l’Herne.
Les Cahiers de l’Herne proposent un ensemble de textes, la plupart inédits, mais pas tous, qui forment un bilan exhaustif sur l’écrivain autrichien le plus célèbre de la fin du XXe siècle, Thomas Bernhard (1931-1989). Ce volume a le mérite de nous faire revenir à sa figure si originale, à son génie si fulgurant. Il ne nous restera plus, après cette lecture, qu’à reprendre, dans notre bibliothèque, certains romans que nous n’avons pas relus depuis longtemps, pour nous assurer que la fascination est demeurée intacte.
Une lecture qui va jusqu’à l’envoûtement
Je me souviens avoir entendu parler de Thomas Bernhard pour la première fois à la télévision, dans l’émission de Michel Polac, « Droit de réponse ». Nous étions alors en janvier ou février 1985, et le romancier François Weyergans, invité de Polac, avait conseillé en quelques mots la lecture du Neveu de Wittgenstein. Tout de suite, j’avais accroché à cette idée, et, dès le lundi suivant, je m’étais procuré le livre, dans une librairie bien connue à Rennes, « Les nourritures terrestres », tenue encore par deux vieilles et extraordinaires libraires, deux sœurs, je crois, qui ont retrouvé dans leur fouillis le roman de Bernhard. Ma passion pour Le neveu de Wittgenstein fut intense. Je le lus sans discontinuer pendant des mois, jusqu’à la parution du suivant, Béton, à la fin de cette même année 1985.
La lecture de Bernhard pouvait ainsi aller facilement jusqu’à l’envoûtement. C’est ce dont se souvient le metteur en scène polonais Krystian Lupa, dans un entretien figurant dans ce nouveau Cahier de l’Herne, à propos d’un autre roman de Bernhard, La Platrière, qu’il avait découvert par hasard dans une librairie : « Au moment où j’ai commencé à le lire, confie Lupa, le temps s’est arrêté : je ne sais combien de temps je suis resté ainsi à lire. Je ne pouvais pas m’en arracher. J’ai acheté le livre, je l’ai lu en une nuit. Et aussitôt, j’ai été contaminé. » Les œuvres de Bernhard possèdent un pouvoir mystérieux d’attraction, le lecteur est immédiatement sous emprise et ne peut s’en détacher. C’est aussi ce qui est arrivé à l’écrivain Hervé Guibert, qui décrit cette expérience dans un passage très évocateur de son roman À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie.
Le grand imprécateur
Ce Cahier de l’Herne sur Thomas Bernhard permettra ainsi au lecteur qui ignore tout de lui de combler ses lacunes. Quant au lecteur déjà aguerri, il récoltera pour sa part des informations plutôt intéressantes, au milieu des inévitables redites. La plupart des auteurs de ce Cahier sont des universitaires, spécialistes du domaine germanique, et par conséquent très attentifs aux travaux en langue allemande publiés sur Thomas Bernhard.
A lire aussi: Nissart per tougiou!
On a là une ouverture très vaste et très précieuse, sur un champ d’études qui n’a sans doute pas encore révélé toute sa richesse. Le parcours de Bernhard est retracé de manière minutieuse, de ses premiers poèmes publiés jusqu’à son dernier opus romanesque, Extinction. Une section est consacrée au théâtre, qui ravira les amateurs qui ont eu la chance d’assister, au moins une fois dans leur vie, à une représentation d’une pièce de Bernhard. Certaines contributions sont plus spécifiquement biographiques, voire sociologiques. On a pu se demander parfois d’où Bernhard parlait, qu’est-ce qui motivait sa passion pour la polémique, voire son imprécation, etc. Le témoignage de son demi-frère, le Dr Peter Fabjan, repris ici, est très significatif.
Quelques contributeurs, par ailleurs, n’hésitent pas à être critiques envers certains aspects de Bernhard. C’est plutôt une bonne chose, car cela ramène à des dimensions plus humaines un phénomène littéraire quelquefois surdimensionné, dont les excès échappaient à Bernhard lui-même. Le témoignage de Peter Handke, à ce titre, en tant qu’écrivain concurrent, apparaît malheureusement comme décevant, gêné aux entournures. En revanche, le texte du professeur émérite à la Sorbonne Gerald Stieg, sur les relations entre Thomas Bernhard et Elias Canetti, est absolument passionnant. Canetti a rencontré Bernhard dès 1962, et s’est exprimé à son sujet dans divers écrits. Gerald Stieg, s’appuyant sur des extraits inédits en français, retrace cette relation problématique. Canetti était sans conteste « obsédé par le personnage de Thomas Bernhard », nous dit Gerald Stieg. Cette obsession dégénéra en polémique, dans les années 70. On retiendra, venant de Canetti, un portrait à charge de Bernhard non dénué de fondement, lorsqu’il écrit des remarques comme celle-ci : « La ferme carrée de Thomas Bernhard, un cas particulier d’un goût pathologique fascinant pour le vide. »
Un personnage à facettes
Mais attention : Bernhard était sans conteste un personnage à facettes. Il ne faudrait pas, je pense, l’enraciner dans une case toute faite, même si, par exemple, dans sa contribution, Martine Sforzin a raison d’insister sur « l’irritation bernhardienne ». L’œuvre de Thomas Bernhard se confronte à toute la modernité, mais d’une manière spéciale, singulière, résolument subjective et mouvante. Dans son entier, ce Cahier de l’Herne le montre bien. Il suffit de considérer les personnages de ses romans ou de son théâtre, tous apparaissent comme traversant une crise profonde. Ces personnages sont mentalement en lutte, avec, comme seule arme, leur verbe intransigeant, grâce auquel ils essaient de sauver leur peau ‒ sans du reste y parvenir. L’universitaire allemand Alexander Honold le souligne bien, pour conclure sa contribution : la seule vérité que nous puissions trouver chez Thomas Bernhard est « la vérité de l’emportement rhétorique ».
La misère de l’homme sans Dieu
Alors que nous traversons encore aujourd’hui des temps malheureux, l’œuvre de Thomas Bernhard garde de quoi nourrir notre pensée. L’écrivain autrichien a incarné, au plus profond de lui-même, dans son siècle, la « misère de l’homme dans Dieu », dont parlait Pascal, un de ses auteurs fétiches. Toujours en réaction contre l’insupportable résignation, Bernhard a certes cherché la lumière, sans la trouver définitivement. Son destin littéraire se fait l’écho parfait de notre condition humaine présente, baignée de nihilisme, et c’est en quoi il faut revenir à lui, le relire, lire ce magnifique Cahier de l’Herne, qui lui est consacré, et partager en sa compagnie sa manière inoubliable de trouver une rédemption.
Cahier de l’Herne Thomas Bernhard. Dirigé par Dieter Hornig et Ute Weinmann. Éd. De l’Herne À signaler chez le même éditeur, de Thomas Bernhard, la réédition de L’Italien, suivi de À la lisière des arbres et de Kulterer.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !