En nous proposant de faire un point général sur ses lectures, Thomas A. Ravier prouve qu’il a le sens de la formule.
Comme le dit le poète d’origine arménienne Armen Lubin, « le siècle était devenu un champ de tir ». Le wokisme a déployé, dans l’indifférence coupable, ses soldats universitaires anglo-saxons. Les collabos zélés, agents médiatiques et culturels, Éducation nationale, publicitaires, politiciens en mal d’électeurs, ont favorisé cette extension spectaculaire, en particulier en France où la collaboration est un sport national. La littérature n’échappe pas au grand effacement. On réécrit les ouvrages célèbres, on condamne les stylistes de l’absolu, on purge les bibliothèques, on sectionne les surgeons sauvages, bref on oblitère la mémoire spirituelle du pays. Thomas A. Ravier refuse de crever ; alors il nous offre une bombe portative dévastatrice contre les fonctionnaires du wokisme. Je lisais, ne vous déplaise, est un ouvrage d’une grande érudition, servi par une rigueur intellectuelle qui, hélas, devient de plus en plus rare. Son secret : Ravier lit, et il lit en osant des comparaisons qui rendent son analyse novatrice.
De quoi oublier la rentrée littéraire…
Ainsi revisite-t-il les ouvrages de Colette, sa préférée, Montaigne, Shakespeare, Bossuet, Bernanos, Proust, Artaud, Genet, Céline (chapitre grinçant), Faulkner (chapitre détonnant), ou encore Sollers (chapitre endiablé). De quoi oublier les contemporains surévalués par la société marchande ainsi que les premiers de la classe, pieds et poings liés au système idéologique dominant. Quant aux féministes de choc, Thomas Ravier leur réserve un traitement particulier. La guerre des sexes, dénoncée par Paul Morand (autre écrivain subtilement analysé par l’auteur) dans Champions du monde (1930), est le fil rouge de ce recueil d’articles de haute volée. Avec Faulkner, il passe à l’attaque frontale. Déjà il faut un courage certain pour citer l’auteur du Bruit et de la Fureur, pas encore « cancelisé », alors qu’il ose affirmer « être né mâle et célibataire ». Ravier exhume quelques croustillantes citations. Exemple : « La guerre est le seul cas où un homme qui n’est pas une canaille peut échapper un moment à ses parents de sexe féminin. » Ou encore : « Ce magasin à munitions qu’est un bassin de femmes. » Et encore, dans Absalon, Absalon ! : « Les mères, pour peu qu’elles le veuillent, peuvent presque jouer le rôle de la mariée aux noces de leur fille. » Les dévotes du nouvel ordre féministe vont sûrement s’étrangler. Ravier, dans les pas du sudiste Faulkner, pousse la provocation : « Ce n’est pas dans le désir de la femme qu’est le péché, c’est dans son absence de désir. » Indignation générale. Selon la méthode Ravier, née de ses incalculables heures de lecture, répétons-le, l’écrivain crée une passerelle entre Faulkner et Shakespeare. « Qu’est-ce que reprochait, non sans puritanisme mais non sans humour, écrit Ravier, Hamlet à Ophélie dans une scène qui donnera son titre à Requiem pour une nonne ? De transformer son visage alors qu’il s’agit d’un don de Dieu. » Et Ravier de conclure : « En somme, d’en appeler, par principe, au salut de la technique. La femme prouvera un jour à l’humanité que l’être humain n’est pas la clôture des merveilles de Dieu. »
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Philippe Sollers fut l’éditeur de Thomas A. Ravier. Ce dernier connaît parfaitement l’œuvre de l’auteur de Femmes (1983) et du Portrait du joueur (1985). Il considère, en y ajoutant Paradis, que ce sont ses meilleurs livres. C’est que Sollers n’a pas hésité, l’impudent, à révéler l’insupportable vérité. Jugez plutôt : « Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. » Impossible à écrire aujourd’hui. Le pouvoir haineux des néo-dévotes est devenu trop puissant. Ravier, sniper impitoyable, ajoute : « Femmes, c’est, on le sait, la traversée de l’enfer matriciel. » L’analyse des ouvrages de Sollers ne manque pas de cruauté. Elle est en deux temps. D’abord, la révolution sollersienne qui fait sauter les digues ; ensuite, « l’effondrement » de l’écrivain, qu’il date de 2005, avec la parution d’Une vie divine, roman consacré à Nietzsche, l’homme de l’effondrement turinois. Ravier souligne la force de Lois (1972, période féconde) du même Sollers. Ne trouve-t-on pas dans ce livre méconnu la phrase suivante : « (…) les femmes se branlent fondamentalement à partir des morts, leur salive est donc plus acide, les aisselles, l’aine, concentrent tout leur pouvoir. » Les écrivains devraient davantage se méfier de leur future veuve.
Le sens de la formule
Ravier a le sens de la formule. À propos de Philippe Muray : « c’est Sollers sans l’île de Ré et ses oiseaux ». Duras n’est pas épargnée. Exemple : « Une fois qu’on l’a créditée de l’invention du sitcom métaphysique (Les petits chevaux de Tarquinia), que sauver du style de Duras, en dehors d’un bêtisier prétentieux ? » Quant à Houellebecq, il le résume ainsi : « Pour (lui), le roman, c’est un miroir Monoprix qu’on promène le long d’une autoroute… Le XIXᵉ siècle est passé par là, la révolution industrielle a fait de la corruption de la nature son salut, le fardeau de la beauté est de plus en plus lourd à porter. » Michel Onfray a droit également à son coup de griffe : « Le style d’Onfray ? Un style de traitement de texte. Tintamarre de tant de cervelles philosophiques ! » Il souligne, entre autres, l’inanité de ses commentaires sur Montaigne. C’est pour cela que Ravier préfère patrouiller sur les chemins parfumés de Colette, « la prédatrice ». Il vaut mieux être aimé des fées que des sorcières.
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Reste le cas Céline. Le prophète de Meudon, le maudit médecin de banlieue, le persécuté de l’univers, et même au-delà… Ravier, en dressant le bilan de son œuvre, rappelle la ligne de démarcation entre les « amis de la mort », spectres dansant dans les catacombes de la pensée occidentale, et les « rares météores verbaux », les suppliciés du Spectacle, dont le premier de la liste se nomme Céline, lequel se qualifie lui-même de « génocide platonique ». Dans la lignée de Georges Bataille, Ravier rappelle également aux « champions figés du bien » que la littérature est « une expérience animée du mal ». Le premier roman de Céline, Voyage au bout de la nuit souligne, de manière définitive et noire, quasi shakespearienne, que la vie est absurde, absurde parce que la mort est la seule vérité. Et c’est un médecin hygiéniste qui l’écrit. Mais il y a les pamphlets antisémites de l’homme qui entendait passer des trains dans sa tête et qui espérait les voir dérailler. Pourquoi s’en prendre au peuple du Livre ? Ravier tente une explication qui n’excuse pas : « S’il s’en est pris avec tant de violence aux Juifs, est-ce que ce ne fut pas pour leur faire payer de l’avoir précédé dans le dévoilement du monde ? » Il ajoute : « Pour punir le Judaïsme d’avoir fixé par avance dans son Livre le déluge moderne à travers un catalogue au regard duquel le XXᵉ siècle et son déchainement de feu relève d’un malencontreux plagiat ? Avoir le dernier mot sur la Bible et sur ses prophètes ? Folie totale ! » Folie fatale, surtout, au moment où le diable réapparaissait en Pologne et ordonnait qu’on brûlât les enfants du peuple du Livre – comme il vient de faire irruption à Amsterdam.
Après avoir refermé (provisoirement) Je lisais, ne vous déplaise, on se dit que la guerre du goût déclarée par Philippe Sollers n’est peut-être pas totalement perdue. Ils veillent et nous parlent, ceux que Sollers, encore lui, nomme « les voyageurs du temps ». Encore faut-il avoir l’audace d’ouvrir leurs livres pour échapper à l’enfermement imposé par la société matérialiste ; encore faut-il entendre leurs voix singulières brouillées par le brouhaha nihiliste – oh, la voix de Malraux lors de la panthéonisation des cendres de Jean Moulin – ; encore faut-il avoir la curiosité de franchir les murs de plus en plus épais de nos écrans tactiles. Or, ce que l’on devrait toucher, c’est le corps de l’écrivain, sa peau, toujours sur le qui-vive. Comme l’a écrit Colette, citée par Thomas A. Ravier : « Quand mon corps pense, alors tout le reste se tait (…) À ce moment-là, toute ma peau a une âme. »
Thomas A Ravier, Je lisais, ne vous déplaise, Tinbad essai.
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