L’Empereur aurait été un horrible « mâle blanc »: tyrannique, esclavagiste, quasiment génocidaire. Cette surenchère d’accusations à la mode ignore la réalité : Napoléon n’avait aucun projet raciste et ses réalisations ont survécu parce qu’elles étaient fondées sur des consensus.
Causeur. Pourquoi avez-vous donné à votre dernier livre un titre apologétique, Pour Napoléon ?
Thierry Lentz. Ma réputation, si elle existe, est celle d’un chercheur plutôt froid, critique et analytique. Ce qui m’a décidé à prendre position si clairement est une réunion convoquée dans une grande administration pour préparer une exposition sur Napoléon : les différents participants n’ont eu de cesse d’émettre des bémols et des critiques, plus par crainte que par connaissance de la période. Quand j’en ai eu assez, je leur ai dit : « Faites donc une exposition contre Napoléon, ça serait original. » M’est donc venue l’idée d’écrire cet essai pour leur expliquer pourquoi ils ne pouvaient pas prendre Napoléon à rebrousse-poil comme ils l’avaient fait : son bilan, les conséquences de ses réalisations jusqu’à nos jours et dans notre intimité sont incontournables et incontestables. Napoléon est tout simplement en chacun de nous…
On a souvent reproché à Napoléon d’être un tyran, on l’accuse aujourd’hui d’être raciste et esclavagiste. Dans quelle mesure est-ce justifié ?
D’abord, le rétablissement de l’esclavage n’a rien à voir avec le racisme et tout avec l’économie et la géopolitique, particulièrement aux Antilles. Le projet de Napoléon était avant tout de relancer cette zone économique essentielle pour la France de l’époque. La canne à sucre était le pétrole du début du XIXe siècle et les îles contribuaient pour environ 10 % au PIB, autant que le tourisme, l’agriculture et l’agroalimentaire aujourd’hui ! En relançant l’économie des îles au moment où la reprise en main des colonies était possible, Napoléon, déjà fort de sa « possession » de la Louisiane, espérait « boucler » le golfe du Mexique, avec la complicité de l’allié espagnol maître du Mexique et de Cuba. Or, relancer l’économie des îles passait par la restauration des « moyens de production » dont, hélas, l’esclavage faisait partie. Dans cette décision, l’économie était tout et la question de la race presque rien. Elle ne se posait pas il y a plus de deux siècles comme on l’a posée plus tard, vers la fin du XIXe siècle, et encore moins aujourd’hui. Napoléon était un homme des Lumières, au départ adversaire du rétablissement de l’esclavage. Son tort, il le dira plus tard à Sainte-Hélène, est d’avoir ici trop écouté les plaintes et demandes du lobby colonial. Seuls l’intéressaient alors les enjeux géopolitiques et d’ordre public.
La question de l’esclavage a-t-elle été cachée ou minorée dans l’historiographie napoléonienne « classique » ?
Elle n’a jamais été occultée par les historiens, mais son irruption dans le débat public remonte seulement au début des années 2000. Relisez les ouvrages parus avant cette époque et vous constaterez que le rétablissement de l’esclavage, la répression aux Antilles, l’aventure malheureuse de Toussaint Louverture et celle du Guadeloupéen Delgrès y sont toujours mentionnés. Ce sont les sensibilités et les indignations contemporaines qui ont mis en avant et grossi ce que nous savions et disions depuis longtemps.
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Et aujourd’hui, ce sont les véritables enjeux économiques et géopolitiques de ces affaires qui passent sous le tapis pour ne garder qu’un prétendu « racisme », voire un projet de « génocide » des Noirs conduit par Napoléon. Tous les vices du débat historique contemporain se sont donné rendez-vous dans ce dossier : stigmatisation des « mâles blancs », victimisation et concurrence victimaire, réduction de l’histoire du monde aux faits coloniaux, etc. Sans rien justifier et sans négliger les dégâts humains – ce serait absurde –, on devrait pourtant pouvoir étudier tout ceci avec sérénité. Les historiens de Napoléon y sont prêts depuis longtemps. Il leur manque souvent des interlocuteurs raisonnables.
Le 18 brumaire, Bonaparte lance au secrétaire de Barras cette phrase devenue célèbre : « Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante ? » À partir de l’été 1815, on pourrait poser la même question. Quel est le véritable bilan de son règne ?
Quand j’ai commencé dans les études napoléoniennes, je me suis demandé, comme tout jeune historien, quel dogme je pouvais remettre en cause pour me faire une place. J’ai pensé d’abord réfuter la thèse de deux Napoléon, celui de l’intérieur – le fondateur des institutions solides et pérennes – et celui de l’extérieur – l’aventurier qui menait la France à la catastrophe. En fait, cette intuition de départ était erronée : Napoléon n’est pas un bloc, il y a vraiment eu deux hommes sous le même bicorne. Le Napoléon de l’intérieur, contrairement à une idée reçue, ne gouvernait pas seul, mais au milieu d’un monde politique, administratif et juridique qui conservait ses contre-pouvoirs ou ses pouvoirs d’empêcher. Il ne pouvait pas agir sans chercher des consensus, sans tenir compte des conseils extérieurs, sans avoir à combattre des oppositions. Tant qu’il était fort, il n’en était gêné qu’à la marge. Lorsqu’il fut affaibli, le système qu’il avait lui-même mis en place se retourna contre lui. Rappelons que ce sont ses propres institutions qui votèrent sa déchéance et le poussèrent hors du pouvoir. Elles conservèrent cependant les principes juridiques, philosophiques et d’organisation qui avaient justifié que, quinze ans plus tôt, on ait fait appel à lui pour stabiliser la France issue de la Révolution.
Son œuvre « intérieure » est donc durable, car il ne l’a pas accomplie seul ?
Tout à fait. Son œuvre est solide, car elle a été construite sur des consensus : autorité de l’État, centralisation et unité nationale, égalité, liberté civile (mais pas politique, qui ne s’imposera que plusieurs décennies après sa chute), non-confessionnalité de l’État. Pour cela, il a bénéficié de la collaboration et même de la complicité d’une formidable génération de révolutionnaires modérés qui a travaillé à ses côtés à la construction d’un édifice essentiel à la France contemporaine.
On ne peut pas en dire autant de sa politique extérieure…
Non. Plus les succès militaires et diplomatiques étaient éclatants, moins Napoléon écoutait ses conseillers… et même plus du tout après le renvoi de Talleyrand, en 1807. C’est alors qu’il a cru qu’il pourrait atteindre, seul contre tous, par sa seule volonté et sa seule imagination, le vieux rêve français de prépondérance en Europe. Après la paix avec la Russie, encore en 1807, au lieu de consolider ses succès, il a voulu aller toujours plus loin. Même la prépondérance ne lui suffisait plus ; il voulait une domination sans partage. C’est alors que son système européen s’est détraqué, à cause de sa propre gourmandise et de son incapacité à offrir des compensations aux vaincus, voire à ses alliés. Après la défaite en Russie, la balance entre les avantages et les inconvénients du système napoléonien s’inverse, d’où la grande coalition finale, mise sur pied seulement fin 1813. La chute de Napoléon marque donc la fin d’un rêve français, déjà caressé par les rois et la Révolution, et qu’il avait presque réalisé.
Revenons à l’homme de l’intérieur. L’une de ses réalisations pérennes les plus connues est le Code civil. Quel est son apport à ce projet mis en œuvre avant son accession au pouvoir, mais qui a longtemps porté son nom ?
Permettez-moi de me réfugier derrière Robert Badinter qui dit que pour faire un grand code, il faut trois conditions : une volonté politique, de grands juristes et le moment idéal. En 1800, elles sont réunies et Napoléon est dans chacune. D’abord, la volonté politique, la sienne. Sans lui, le Code ne se serait pas fait en trois ans. Trois tentatives avaient été menées depuis 1793, c’est sa forte volonté politique qui permit d’aboutir là où d’autres avaient échoué. Les juristes : on l’oublie souvent, ceux-ci avaient commencé la Révolution, mais en avaient été complètement exclus par la suite. Bonaparte les rappelle autour de lui – Cambacérès, Portalis, Tronchet, Bigot, etc. –, leur donne les moyens et participe personnellement à leurs travaux. Il a lui-même une bonne formation juridique, ayant beaucoup lu sur le sujet et même suivi des cours de droit à l’École militaire.
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Enfin, le moment est favorable : la guerre civile et la guerre extérieure sont en voie de s’achever, les grands principes directeurs sont posés, l’État est en ordre de marche, la justice est réorganisée. Plusieurs dizaines de juristes participent à la rédaction sous la conduite de Napoléon et, après quelques hésitations, les chambres législatives leur emboîtent le pas. On travaille sans relâche, presque dans l’exaltation, pour rédiger un texte clair et cohérent. Là est sans doute le secret du succès et de la pérennité du Code.
Au-delà de sa contribution en tant que chef d’État, y a-t-il des apports juridiques spécifiques qu’on peut attribuer à Bonaparte ?
Hélas, les archives du Conseil d’État ont brûlé, donc on n’a pratiquement plus les procès-verbaux des séances. On sait que Napoléon a participé à la moitié des séances de travail du Conseil, où les discussions étaient libres et vives. Il est intervenu sur la plupart des sujets, notamment tout ce qui concernait l’égalité des droits, les successions et les expropriations, chacun de ces sujets étant finalement la « mise en musique » de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Notons que, pour le malheur de la postérité de Napoléon, l’un des procès-verbaux des réunions de travail échappés aux flammes concerne une réunion consacrée aux droits de la femme : le Premier consul tranche en faveur de la minorité de la femme par rapport à son père et à son mari. Dispositions évidemment critiquées aujourd’hui. À l’époque, elles n’ont guère été contestées, pas plus d’ailleurs qu’on ne s’est précipité ensuite pour les modifier. Il a fallu un siècle et demi aux femmes pour obtenir l’égalité juridique.
Une autre de ses grandes réalisations est l’organisation de l’État. Mais aujourd’hui, le fameux État jacobino-napoléonien semble voler d’échec en ridicule. Ce legs n’est-il pas pour le moins encombrant ?
L’État centralisé d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec l’État napoléonien agile, léger et concentré sur le régalien. Depuis 1982, on a alourdi cet État par son rôle de nounou, une fiscalité toujours plus lourde et l’empilement des structures. Sous prétexte de « rapprocher le pouvoir des citoyens », on a mis en œuvre une décentralisation anarchique, désormais sans but et sans limites, presque un retour à l’Ancien Régime. On y a encore ajouté des autorités administratives indépendantes et des étages mangeurs d’énergie et de moyens. Le tout s’est fait contre l’État, accusé de tous les maux, alors même qu’on lui retirait tout ce qui lui donnait de l’autorité et du nerf. Si vous y ajoutez la frilosité des dirigeants qui se refusent à donner des ordres et à actionner les leviers qui, même affaiblis, existent encore, vous comprenez mieux la situation actuelle où tout le monde parle et personne n’agit. La première phase de la crise sanitaire l’a bien montré : c’est la direction générale de la Santé qui a semblé gouverner alors que le drame dépassait de loin ses compétences. Un petit espoir est né avec la remise dans le jeu des préfets par la suite. Mais gageons que ce ne sera qu’un sursaut. L’État « napoléonien » a disparu depuis longtemps.
Au lieu de discuter de tel ou tel legs de Napoléon et de dresser des bilans de ses réalisations, ne peut-on pas tout simplement raconter l’histoire extraordinaire d’un l’homme hors du commun ?
Dans mon livre, il y a des deux. J’explique qu’on ne peut pas juger Napoléon comme un être humain ordinaire. Qu’on le veuille ou non, il est un « grand homme », que l’on ne peut réduire à ses qualités et travers domestiques. Peut-on percer cette alchimie unique qui l’a fait passer de sa condition humaine à celle de phénomène historique unique ? C’est très difficile. Il est à lui-même une œuvre qui dépasse tout ce qu’on connaît des hommes. Avec ses réussites, ses côtés ensoleillés, mais aussi sa part d’ombre et ses erreurs, il restera, quoi qu’il arrive, un personnage unique de notre histoire et même de l’histoire du monde. C’est ce que j’ai voulu dire.