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Une géographie de l’excentricité

Thierry Coudert publie « Anglais excentriques » (Tallandier, 2024)


Une géographie de l’excentricité
L'ancien préfet et écrivain Thierry Coudert. DR.

Thierry Coudert nous rappelle que le dandysme et l’excentricité ont pour terre d’élection l’Angleterre, dans un livre.


Je m’intéresse depuis longtemps aux excentriques, comme on les appelle. Du Romain Pétrone, auteur du Satiricon et condamné au suicide par Néron, jusqu’à Huysmans écrivant À rebours avant de se convertir, et quelques autres encore à l’époque contemporaine, la littérature distille avec parcimonie ces personnalités étranges qui vécurent une vie inimitable. Chaque nation a ses excentriques, avec leurs caractéristiques particulières. Ainsi, le dandy italien ressemble assez peu au dandy russe, du moins à première vue. Il est donc légitime de s’intéresser aux excentriques en les classant par pays, car leur comportement change, du moins vu de l’extérieur, selon les latitudes.

Une tradition chez les Anglais

Le travail de Thierry Coudert, dans Anglais excentriques, centré sur la première moitié du XXe siècle britannique, est donc tout à fait légitime. Il nous apprend d’abord, en guise d’introduction, comment l’Angleterre, par tradition, « a toujours considéré l’originalité et la singularité comme des vertus supérieures ». Les Anglais les plus connus à cette époque sont indubitablement, pour la plupart, selon Thierry Coudert, des excentriques : Churchill, Bertrand Russell, l’économiste Keynes (même lui !). Il existe aussi des mouvements avant-gardistes qui rassemblent les individualités de ce type, par exemple le Bloomsbury Group. Ou bien, au sein même de familles prestigieuses de l’aristocratie, on voit certains de leurs membres adhérer à la secte excentrique, comme les célèbres sœurs Mitford, même si c’est d’une manière pas toujours très recommandable (Diana Mitford, par exemple, fut mariée à Oswald Mosley, fondateur du parti fasciste en Angleterre). La réputation d’excentricité était un privilège et un passe-droit, qui faisait souvent tolérer, sinon accepter les choses les plus scandaleuses.

Le catalogue du gotha

Le livre de Thierry Coudert, plus qu’un essai, à proprement parler, est un catalogue biographique très utile du gotha anglais de ces temps lointains et bénis. Au fond, ils ont tous des vies qui se ressemblent. Ils font les mêmes études, à Eton, puis Oxford ou Cambridge. Ils intègrent ensuite la Chambre des lords ou la Chambre des communes. On pourrait se demander : en quoi sont-ils vraiment excentriques ? En général, seulement par quelques traits, certes pittoresques, mais souvent accessoires (voire pathétiques, selon moi) de leur existence. « Francis Bolton,comme l’écrit par exemple Thierry Coudert, grand amateur d’eau (ce qui était rare en Angleterre, encore plus chez les excentriques), ne portait que des vêtements trempés été comme hiver et, en cas de grand froid, les faisait geler au préalable. » Même Oscar Wilde aimait se donner ainsi en spectacle, en promenant « un homard en laisse sur les quais de la Tamise ». Ce genre de plaisanteries a certes ses limites.

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En revanche, plus sérieusement, il faudrait insister sur ce qui touche à la sexualité, domaine dans lequel les excentriques anglais se montrèrent pour ainsi dire en avance sur leur temps, et très antivictoriens : « une sexualité, nous précise Thierry Coudert, pratiquée dans le cadre d’une grande liberté de mœurs au sein de certains cénacles ». La bisexualité est approuvée, et l’homosexualité presque conseillée. 

La pleine heure de gloire de la Café Society

L’excentricité que décrit ici Thierry Coudert est en fait pleinement inscrite dans les mœurs de toute une classe sociale de « happy few » européens. On les appelait à cette époque la « Café society ». Elle connaîtra son heure de gloire la plus intense en 1951, lors du fameux et grandiose « bal du Siècle »,organisé au palais Labia à Venise par le mécène-esthète Charles de Beistegui. Au fond, l’art mondain de l’excentricité était pour tous ces rentiers oisifs, notamment anglais, l’occasion de se désennuyer un peu de l’existence. C’est ce qu’avait bien perçu déjà, un siècle plutôt, notre cher Barbey d’Aurevilly, dans son essai de 1845 sur Brummell, précurseur d’un dandysme dans les règles de l’art.

Dandysme et excentricité

Thierry Coudert a d’ailleurs la bonne idée de distinguer entre tous ces concepts, qu’on différencie mal très souvent, et qui ne se mélangent pas toujours : « l’excentrique, admet-il, peut parfois être confondu avec d’autres stéréotypes sociaux comme le dandy, l’esthète, le snob ». Il note que « le snobisme sera une caractéristique majeure de l’excentrique anglais ». Quant au dandy proprement dit, le définir avec une précision mathématique demeure difficile, même si l’Angleterre peut quasiment être considérée comme sa terre d’élection.

Parmi les personnages retenus par Thierry Coudert, j’admire beaucoup le couple formé par Alfred et Diana Duff Cooper. Alfred Duff Cooper ressemblait au moral à notre Talleyrand (auquel il consacra du reste un remarquable ouvrage). Il fut ministre, et surtout diplomate en poste à Paris, où sa charmante épouse et lui tinrent un salon très réputé. Thierry Coudert ajoute le fait suivant, selon lequel Alfred Duff Cooper démissionna « du poste de Premier Lord de l’Amirauté après les accords de Munich ». Comme quoi, on peut être un prétendu excentrique, et voir les choses avec une sage lucidité.


Thierry Coudert, Anglais excentriques. Éd. Tallandier, 2024.
Barbey d’Aurevilly, Du Dandysme et de George Brummell. Préface de Simon Liberati. Les Éditions de Paris, 2008.

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