Dans Théodora, prostituée et impératrice de Byzance, la jeune historienne Virginie Girod retrace l’extraordinaire destin de cette fille de dresseur d’ours arrivée au sommet de Constantinople. Portrait d’une courtisane devenue très chrétienne. Entretien.
Daoud Boughezala. L’impératrice byzantine Théodora (500-548) est restée dans la postérité comme une virago despotique, cruelle et nymphomane. Cette légende noire qui en fait la devancière d’Elena Ceausescu ou Leïla Ben Ali correspond-elle à la réalité historique ?
Virginie Girod[tooltips content= »Née en 1983, Virginie Girod est docteur en histoire, spécialiste de l’histoire des femmes et de la sexualité. Sa biographie Théodora, prostituée et impératrice de Byzance vient de reparaître en poche. Dernier essai : La Véritable Histoire des douze Césars (Perrin, 2019). »]1[/tooltips]. Pas vraiment. En réalité, Théodora est un personnage tout en subtilité. Certes issue d’un milieu très modeste, puisque son père était dresseur d’ours à l’hippodrome, la future impératrice a exercé la prostitution dans sa jeunesse. Mais une fois mariée à l’empereur Justinien, elle a adopté un comportement moralement irréprochable, lutté contre le proxénétisme et réprimé les souteneurs, n’hésitant pas à cloîtrer les prostituées repenties dans des couvents. L’image fausse d’une Théodora dépravée vient de sa jeunesse, mais aussi de certaines sources historiques et littéraires. Ainsi, l’historien du régime Procope de Césarée, auteur des livres de propagande officielle, s’est fendu d’un livre assassin après la mort de Théodora, l’Histoire secrète (Anekdota), dans lequel il dit le plus grand mal de l’impératrice. Pour essayer de saisir la personnalité de Théodora, il faut donc naviguer entre les sources officielles hagiographiques et les horreurs que sort Procope. La vérité est sans doute entre les deux.
Démêlons l’écheveau de sa vie. Comment cette actrice et prostituée s’est-elle sortie des bas-fonds de Constantinople ?
Par une conjonction de chance et d’intelligence. Dès son adolescence, Théodora est consciente de sa beauté et de son intelligence, supérieures à la moyenne. Armée d’un fort caractère, elle est déterminée à s’élever socialement, mais ne peut le faire qu’avec les moyens qui sont les siens : se prostituer, puis devenir la compagne d’un homme très riche. À 17-18 ans, elle est la concubine du gouverneur de Libye Hékébolos qu’elle suit en Cyrénaïque. Là-bas, Théodora découvre les arcanes du pouvoir et fait ses classes en épaulant un homme politique au quotidien. Mais Hékébolos se lasse d’elle et la congédie. C’est alors que Théodora décide de rentrer à Constantinople au cours d’un grand périple à travers les terres. Elle longe toute la Méditerranée orientale, est hébergée dans des institutions charitables ou des hippodromes et se prostitue pour vivre. À Antioche, elle rencontre Macédonia, une actrice membre d’un réseau que fréquente Justinien, le neveu de l’empereur Justin. Macédonia fait l’intermédiaire et permet à Théodora de rencontrer son futur mari.
L’union de Théodora et Justinien est-elle un mariage d’amour ou d’intérêt ?
Les deux. Leur histoire commence comme un coup de foudre, mais mêle sentiments sincères et intérêts bien compris. Lorsqu’il rencontre Théodora, Justinien s’éprend d’une jeune femme belle, intelligente et séduisante sur laquelle il pourra s’appuyer contre l’aristocratie. On peut supposer que si cet héritier du trône n’est toujours pas marié à quarante ans (une anomalie pour l’époque !), c’est qu’il refuse d’épouser une aristocrate. Car Justinien vient du fin fond de la campagne des Balkans et n’a certainement pas envie de se réveiller chaque matin aux côtés d’une femme qui lui rappellerait sa basse extraction. Son oncle Justin est un militaire illettré qui a gravi les échelons jusqu’à devenir empereur sur un quasi-malentendu. Bien que Justinien soit arrivé à Constantinople à l’âge de dix ans, qu’il y ait appris le grec et le latin, fréquenté la bonne société, il reste un petit parvenu complexé par son infériorité sociale. Au fond, l’union de Justinien et Théodora est l’alliance de deux personnes seules dans un monde qui n’est pas le leur. Pour pouvoir épouser Théodora, Justinien a d’ailleurs fait abroger une loi de l’époque d’Auguste (27 av. J.-C.–14 apr. J.-C.) interdisant aux membres de l’ordre sénatorial d’épouser des prostituées.
L’ascension sociale de Justinien et de Théodora est-elle le fruit de l’égalitarisme chrétien ?
Oui. Cette ascension sociale n’aurait pu se produire à la grande époque du paganisme romain, ni même au Moyen Âge, où les ordres sont à nouveau figés. Théodora arrive à un moment de l’histoire où paganisme et christianisme s’affrontent. Or, l’un des grands axes de l’idéologie chrétienne est de permettre la rédemption, ce que l’antiquité païenne n’aurait pas autorisé. Théodora accomplit sa rédemption par le mariage, ce qui donne à Justinien le rôle du sauveur ayant sorti du ruisseau une femme perdue. Cela va contribuer au « storytelling » du couple impérial.
Le rachat de Théodora pose la question de la femme dans l’antiquité chrétienne. Comment le passage du paganisme au christianisme a-t-il bouleversé les mœurs morales et sexuelles ?
Dans la Rome païenne, alors que les matrones vivaient très chastement, une petite élite de jouisseurs menait une activité sexuelle extraconjugale parfaitement acceptée par la société. Pour entretenir son image virile, un citoyen qui faisait l’amour à sa femme afin d’avoir des enfants fréquentait également des prostituées. D’ailleurs, l’amour en tant que tel n’existait pas. Les auteurs romains décrivent des hommes qui croient tomber amoureux de courtisanes avec lesquelles ils jouent le jeu de la séduction moyennant finance. Cependant, au sein du couple légitime, le sentiment censé prévaloir n’est pas l’amour, mais la bonne entente et le soutien (concordia). Tout cet ordre de valeurs est bouleversé par les idées chrétiennes qui infusent la société. Le christianisme instaure en effet ce que l’historien Peter Brown appelle « la démocratie de la honte sexuelle ». Dans les écrits des premiers chrétiens, la haine du corps et de la jouissance est palpable. Le père de l’Église Tertullien a écrit La Toilette des femmes, livre qui semble rétrospectivement écrit par un ayatollah ! Notez cependant que le christianisme condamne le sexe aussi bien pour les hommes que pour les femmes.
Au sommet de l’empire, Théodora se fait la gardienne d’une certaine tradition chrétienne. En quoi ses convictions religieuses s’opposent-elles à celle de son empereur de mari ?
Au vie siècle, l’Empire romain d’Orient, aussi appelé Empire byzantin, est le théâtre de controverses théologiques sur la nature du Christ. Une majorité, dite « dyophysite » croit en la double nature – à la fois divine et humaine – du Christ. Mais localement, à Alexandrie ou Antioche, il existe des majorités de chrétiens monophysites, qui croient en la nature unique du Christ. Selon cette conception, qu’on retrouve aujourd’hui dans les églises orientales, notamment en Syrie, la nature divine du Christ a absorbé sa nature humaine. Or, alors que Théodora défend le monophysisme, Justinien s’inscrit dans la tradition dyophysite de Rome. En 451, le concile de Chalcédoine donne la prééminence à ce dernier courant. Politiquement, Théodora et Justinien gèrent leurs divergences religieuses avec grande finesse. Ils se partagent les croyances : à Justinien les relations avec le pape, à Théodora la protection des minorités monophysites de l’empire.
Surjouent-ils leur désaccord pour maintenir l’unité de l’empire ?
Non. Leur divergence est sincère – à tel point que Théodora développe une diplomatie parallèle. Elle accorde par exemple le droit d’asile dans les palais de Constantinople à des moines orientaux persécutés, ce qui lui attire les foudres des évêques de Rome. Surtout, l’impératrice lance une mission d’évangélisation monophysite au sud de l’Égypte en coupant l’herbe sous le pied de son mari. Cet épisode montre à la fois l’indépendance d’esprit de Théodora, la sincérité de sa foi et sa volonté hors normes d’exercer le pouvoir.
Justinien a failli perdre le pouvoir lors la sédition Nika (532). Quel rôle a alors joué Théodora ?
Théodora a tout simplement sauvé le règne de Justinien. Dès son avènement, ce dernier a l’ambition de retrouver les frontières de ce qu’était l’Empire romain avant sa scission entre Orient et Occident. Il veut un empire puissant, construit églises, cathédrales et hôpitaux à tour de bras. Tout ceci coûte un argent fou. Pour lever des impôts, Justinien met en place des percepteurs extrêmement durs, parfois corrompus, qui exercent une pression terrible sur le peuple. En 532, des insurgés se révoltent et sont arrêtés. Lors des grands jeux organisés au début de l’année, le peuple manifeste sa désapprobation dans l’hippodrome, demandant à Justinien de libérer les arrêtés, de baisser les impôts et de limoger les hauts fonctionnaires corrompus. Mais Justinien refuse de changer de cap, ce qui pousse le peuple à descendre dans la rue en criant « Nika ! » (« victoire »). Les séditieux vont chercher les prisonniers politiques, lynchent des hauts fonctionnaires corrompus et incendient la moitié de Constantinople. Pendant plusieurs jours, Justinien et ses proches conseillers restent cloîtrés au palais. Alors que l’empereur lui propose de fuir, Théodora répond qu’on n’abandonne pas le pouvoir à la moindre difficulté. La légende veut qu’elle ait repris le vers d’Eschyle « Le pourpre est un beau linceul » avant de remonter le moral des troupes. Convaincus par Théodora de riposter, Justinien et ses conseillers envoient une légion de mercenaires étrangers rémunérés réprimer les séditieux. Cela provoque plusieurs milliers de morts, mais Théodora et Justinien reprennent le pouvoir.
Un autre épisode marquant a ensanglanté le règne de Justinien : la peste bubonique. Cette épidémie a décimé des milliers de personnes dans tout l’Empire byzantin, en plusieurs vagues (541 et 558 à Constantinople). Comment a-t-elle été gérée ?
Avec les moyens de l’époque : la fuite et la prière ! Les plus aisés quittent la ville pour se confiner dans leur résidence de campagne, au risque d’y apporter la maladie ; les autres restent en ville et prient. Pour lutter contre la pandémie, l’État évacue le plus vite possible les cadavres vers des fosses communes creusées à la sortie de la ville. Justinien a failli en mourir. Il a eu énormément de chance de s’en sortir, puisque le taux de létalité de la peste est estimé entre 55 % et 75 %. Sa survie miraculeuse est aussi une chance pour Théodora qui aurait connu une fin beaucoup plus tragique en le perdant. En effet, pendant la maladie de Justinien, l’impératrice se rend compte de son absence d’autorité réelle au palais puisque tous les généraux font savoir qu’ils ne reconnaîtraient pas un empereur choisi par Théodora.
Avant que Justinien ne lui survive dix-huit ans durant, Théodora a été immortalisée à ses côtés dans les mosaïques de la basilique Saint-Vital de Ravenne. Quelle est la symbolique de ces portraits aujourd’hui encore conservés en parfait état ?
Dans toute la propagande, y compris architecturale comme à Ravenne, Justinien se met en avant avec Théodora. C’est vraiment un couple au pouvoir. Rome étant aux mains des barbares, Théodora et Justinien entendent récupérer la capitale du christianisme pour reconstruire symboliquement l’Empire romain. Lorsque Théodora et Justinien financent la basilique de Ravenne, ils y font placer leurs portraits pour bien montrer qu’ils sont les grands souverains qui apportent à nouveau la paix et la prospérité au territoire de l’ancien Empire romain.
Outre l’extension de l’Empire byzantin aux confins de l’Italie, de l’Afrique du Nord et de la Perse, quel héritage ont laissé Théodora et Justinien ?
Sur le plan juridique, davantage de droits ont été accordés aux mères de famille – au départ pour que Théodora puisse mettre la main sur ses petits-fils. Surtout, Justinien et Théodora ont ouvert la voie aux couples au pouvoir : le couple qui leur succède est celui de Sophie et Justin II, respectivement nièce et neveu de Théodora et Justinien. Théodora a servi de pionnière aux femmes de pouvoir. Consciente que le vrai pouvoir se trouve en coulisses, elle a mis en place un réseau de femmes pour influencer les hommes de la cour. Elle a aussi empêché la « reproduction incestueuse des élites » (Michel Onfray) en obligeant les garçons et les filles de l’aristocratie à épouser des partenaires issus des plus bas milieux sociaux, quitte à intervenir personnellement le jour des mariages. Cela a cassé la morgue de l’élite byzantine jusqu’alors convaincue de pouvoir commander par le simple fait d’être née au sommet de l’État.
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