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Effet de serre

The Exterminating Angel. Opéra en trois actes de Thomas Adès, à l'Opéra Bastille jusqu'au 23 mars 2024


Effet de serre
The Exterminating Angel 23-24 © Agathe Poupeney-OnP

Art lyrique. L’Ange exterminateur, œuvre opératique inspirée de Luis Buñuel, à voir en ce moment à l’Opéra Bastille.


En 1962, Luis Buñuel réalise El Angel exterminador (L’Ange exterminateur), chef-d’œuvre entre les chefs-d’œuvre du maître aragonais, joyau absolu de sa longue et féconde période mexicaine (cf. Los Olvidados, La Vie criminelle d’Archibald de La Cruz)…

Au sortir d’une soirée à l’opéra, près d’une vingtaine de grands bourgeois très policés – un colonel, une cantatrice, un chef d’orchestre, un homme de lettres, un franc-maçon, un médecin, une pianiste… – se retrouvent pour un raout dans une splendide maison de ville, à l’invitation du marquis Edmundo de Nobile et de son épouse, Lucia. Alors que, mystérieusement, à l’exception du majordome, les domestiques ont filé à l’anglaise, un sortilège empêche les invités de quitter les lieux. Peu à peu, on tombe la veste, on se déboutonne, on se lâche. La fatigue, la maladie, la faim, la soif finissent par tenailler la petite assemblée : les bonnes manières du grand monde le cèdent aux instincts les plus primaires…

Huis-clos lyrique sans entracte

C’est ce film en noir et blanc proprement génial dont le compositeur britannique Thomas Adès, chef d’orchestre, pianiste et figure incontournable de la création musicale contemporaine (cf. l’opéra The Tempest, d’après Shakespeare, au Royal Opera House de Londres, ou encore la partition du ballet de Wane McGregor The Dante Project, qu’il dirigeait en mai dernier au Palais Garnier) méditait de longue date la transposition lyrique. Sur un magnifique livret co-écrit avec l’Irlandais Tom Cairns, également metteur en scène, The Exterminating Angel, créé en 2016 dans le cadre du Festival de Salzbourg, nous arrive à Paris dans une régie de l’Espagnol Calixto Bieto dont, hasard du calendrier, la salle de la Bastille accueille, dès cette semaine (première ce mardi 12 mars), la reprise du mélodrame verdien Simon Bocanegra dans une mise en scène millésimée 2018, tout aussi réussie, dans le souvenir qu’en garde votre serviteur. Qui y reviendra, bien sûr, dans les tout prochains jours, sur votre site Causeur bien-aimé.  

En attendant, il est encore temps de se précipiter à l’une des dernières représentations de cet Ange exterminateur anglo-saxon, huis-clos lyrique sans entracte qui, deux heures durant, vous prend littéralement aux tripes. Ceint dans l’étau d’un salon lambrissé d’un blanc immaculé que meuble, autour de la table de réception, une théorie de chaises tapissées de rouge vif, le chromatisme incandescent d’une verrière Belle Epoque ouvre son rectangle aux vitres jointées de noir dans la perspective d’un très haut plafond. Solennellement y entrent, par une double croisée en fond de scène, outre le majordome et les domestiques, lesquels quant à eux ne tarderont pas à s’éclipser, la douzaine de commensaux sur leur trente-et-un (frac et robes longues de rigueur) accueillis, en l’honneur de la cantatrice Leticia Maymar (la soprano Gloria Tronel) qui vient tout juste de triompher dans Lucia de Lammermoor, par l’adipeux amphitryon Nobile (campé par l’excellent ténor écossais Nicky Spence) et sa femme (la brune Jacquelyn Stucker, splendide soprano, fulgurante dans les aigus stratosphériques qu’exige le rôle) : pas plus indemnes que les murs bientôt fracassés à la hache, maculés de sang, canalisations percées, où leur confinement s’abîmera jusqu’à la perdition : inceste, viol, mutilations, sacrifice rituel, cadavres abandonnés au sol… De ce piège, ils ne sortiront pas : dénudation, au propre comme au figuré, dont le colonel Alvaro Gomez, sous les traits attrayants du duveteux, viril et charpenté baryton américain Jarrett Ott, sera l’incarnation sacrificielle.

Corrosif

Enjambant la défunte table-rase du sérialisme comme l’obsolescence inévitable de la musique électronique, la partition de Thomas Adès revendique un syncrétisme luxuriant qui prend appui sur quatre siècles de tradition lyrique occidentale, dans un alliage dépassant le poncif tonalité versus atonalité, sans craindre d’incorporer au tissu chatoyant de ses harmonies chromatiques, tout aussi bien un solo de guitare, que des ponctuations percussives ou des arias raccourcis à l’extrême, ou même encore une voix de contre-ténor (montré de surcroît avec causticité comme gay – Anthony Roth Costanzo parfait dans le rôle). Sans compter, outre les sirènes de ces ondes Martenot censées timbrer la puissance exterminatrice, ces relents de valses viennoises ou ces citations tout droit échappées de l’esthétique post-romantique… Invisibles, les chœurs inondent par instants la vastitude de la salle, le plus beau moment musical étant réservé, à mon sens, à ce duo du troisième acte où s’unissent les voix de Beatriz et d’Eduardo (la soprano Amina Edris et le ténor Filipe Manu) sur un texte qui puise dans les poèmes de Buñuel himself : « Roule ton corps dans le mien, / Cache toi dans sa main. / Dépecé, tu m’as révélé des muscles de bois, / De tes veines je ferai des forêts de luxure./ Quel désir, quel soif de mers brisées, / Changées en nickel,/ Naîtront, oiseaux de nos bouches accouplées, / Quand la mort entrera par nos pieds ».

THE EXTERMINATING ANGEL © Agathe Poupeney / OnP – 26/02/2024 – Opéra Bastille – Opéra national de Paris – Paris

Pleinement fidèle à l’esprit du film El Angel exterminador, le spectacle n’en respecte pas la lettre et c’est tant mieux. La volée de cloches qui ouvre et referme ce drame tellement insolite, ou encore la présence liminaire du jeune enfant porteur de ballons gonflables en forme de moutons, entrant en scène en bêlant tel un ovidé, renvoient subtilement à ce hors champ cinématographique qui faisait, chez Buñuel, s’égayer dans la ville un troupeau de brebis, tandis que les hôtes hagards, miraculeusement libérés de leur envoûtement, se confiaient aux pompes et aux ors de l’église toute proche, dans un dénouement corrosif à souhait…


The Exterminating Angel. Opéra en trois actes de Thomas Adès. Livret Tom Cairns et Thomas Adès.  

Avec: Jacquelyn Strucker, Gloria Tronel, Hilary Summers, Claudia Boyle, Christine Rice, Ilanah Lobel-Torres, Nicky Spence, Frédéric Antoun, Jarrett Ott, Anthony Roth Costanzo, Filipe Manu, Philippe Sly, Paul Gay, Clive Bayley, Thomas Faulkner, Julien Henric, Nicholas Jones, Andres Cascante, Bethany Horak-Hallett, Régis Mengus, Arthur Harmonic…
Direction : Thomas Adès. Mise en scène : Calixto Bieito. Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris.  
Livret en anglais (surtitré anglais et français). Durée : 2h.
Opéra Bastille, les 13 et 23 mars à 20h. Le 17 mars à 14h30.
Diffusion à partir du 22 mars sur Medici.tv. Le 20 avril sur France-Musique.

DVD, édition Met Opera de New-York/ Erato, dans la première mise en scène, signée Tom Cairns.




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